Bourses : vers une (...)

Bourses : vers une bulle paradoxale ?

La dernière publication de l’Observatoire des inégalités relève un accroissement de ces dernières. Ce n’est pas vraiment une surprise. Il est même permis de penser que l’écart entre « riches » et « pauvres » pourrait s’accroître bien davantage. Avec une véritable explosion du prix des actifs réels. En particulier celui… des entreprises cotées.

Chez nous, les hommes naissent libres et égaux… en droits. Cette allégation constitutionnelle n’est pas nécessairement vérifiée au quotidien, loin s’en faut. Mais enfin, notre situation n’est pas plus alarmante que celle de la Corée du Nord, de la Libye ou même des Etats-Unis. Car au pays qui prétend incarner le modèle indépassable de la sophistication démocratique, la justice dépend principalement des moyens que le justiciable peut consacrer à la procédure. Et les multiples lobbies dépensent des fortunes pour la préservation de leurs intérêts, en accordant des bakchichs parfaitement légaux aux élus, qui votent en leur âme et conscience des lois conformes à la prospérité éternelle du gros business. Nul ne s’étonnera en conséquence que la distribution des revenus américains présente une large dispersion, faisant ressortir un écart très important entre les ressources du vulgum pecus et celles des élites économiques. Ce que l’on appelle en France les « inégalités », par une métalepse assez représentative de l’état d’esprit hexagonal, qui transforme volontiers une observation en jugement. Ainsi donc, dans notre pays, lesdites inégalités font l’objet d’un suivi attentif par un Observatoire ad hoc, créé sous forme associative il y a quelques années, apparemment dans le sillage d’Alternatives économiques. C’est-à-dire avec une approche militante des questions de société, qui vient souvent polluer la rigueur de l’analyse. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas matière à s’émouvoir de la concentration des fortunes et des revenus. Au contraire, on a souvent relevé ici que l’accélération du phénomène constitue probablement une grave métastase du système dominant, laissant supposer que ce dernier pourrait ne pas survivre à la dégénérescence de ses cellules autrefois vigoureuses, et aujourd’hui devenues cannibales.

Pour illustrer le processus, point n’est besoin, comme le fait l’Observatoire des inégalités dans sa dernière publication, de mesurer les grosses fortunes mondiales à l’aune du salaire mensuel minimum français : c’est comparer des stocks patrimoniaux à des flux de revenus, mettre sur le même plan total du bilan et compte de résultat, additionner des chèvres et des choux. Pas très rigoureux. Bien sûr, l’image est frappante, mais elle est sans signification statistique. Même si elle reflète une réalité : la très forte corrélation entre patrimoine et revenus, ce qui est sans véritable surprise ; et surtout, le fait que les 10% les plus fortunés détiennent près de la moitié de la richesse mondiale. Ce qui ne fait pas bésef pour les 90% restants – sachant que la moitié d’entre eux ne possèdent quasiment rien.

Actifs contre monnaie

Ce type de constat n’est pas seulement dérangeant sur le plan moral, même si l’on considère comme souhaitable qu’une société présente une différentiation des patrimoines et des revenus – ce qui est préférable à l’égalité collectiviste dans la misère. Mais la situation à laquelle nous sommes aujourd’hui parvenus démontre son inanité économique : la richesse absurde, par son montant extravagant, d’un petit nombre de détenteurs, coexistant avec la pauvreté tout aussi absurde d’un grand nombre d’individus. Car l’activité économique – celle qui génère la création de richesses dans le modèle marchand – se nourrit de l’échange. Or la masse grandissante des « pauvres » (relatifs ou absolus) ne peut y participer, faute des moyens appropriés, tandis que les « riches » ne peuvent employer leurs excédents pharaoniques que dans la finance – entendons par là dans la spéculation. Générant ainsi de nouvelles distorsions, par la variation irraisonnée du prix des actifs et des matières de base. Un processus qui affame les plus démunis et engendre de nouveaux profits financiers pour ceux qui sont déjà affligés d’hypertrophie patrimoniale.

Comme le fait inlassablement remarquer Paul Jorion, le bug majeur du système est que « l’argent ne se trouve pas là où il serait nécessaire » . On est désormais très loin du fordisme, dont l’esprit procédait pourtant du capitalisme de marché contemporain. Mais Henry Ford tenait à ce que ses employés fussent suffisamment payés pour pouvoir s’offrir… une voiture Ford. Un capitalisme d’industriel, bâti sur la conviction que les profits doivent être raisonnablement partagés pour que la prospérité commune dure le plus longtemps possible. Du bon sens, finalement. Dont la finance n’a pas hérité : ses espérances de gain ne sont pas limitées, contrairement à l’industrie. Et son objectif permanent est de rafler l’intégralité de la mise, ce qui est tout simplement stupide dans une économie de marché. Dès lors que les Banques centrales continuent de noyer le système de liquidités, il est permis de penser que les désordres actuels vont s’amplifier de façon exponentielle. Avec un accroissement spectaculaire des « inégalités », et une hausse non moins spectaculaire du prix des actifs, notamment celui des… actions. En dépit de la fragilité évidente de l’environnement économique, il est mécaniquement envisageable que les Bourses soient prêtes pour la formation d’une bulle monstrueuse. Suivie de l’éclatement inéluctable dans un scénario d’apocalypse. Une sorte de baroud d’honneur du capitalisme financier, tout au long de son agonie jorionienne…

Par Jean-Jacques JUGIE

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