Europe : la solidarité

Europe : la solidarité décotée

Peu après la diffusion, par Bercy, d’un communiqué triomphaliste sur le Mécanisme européen de stabilité (MES), Berlin faisait officiellement part de ses fortes réticences. Pour Angela Merkel, c’est le retour au concept de solidarité réduite aux acquêts que plébiscitent ses concitoyens. Lesquels vont bientôt se rendre aux urnes…

L’Europe vaut bien un MES. C’est ce qu’ont dû penser les ministres des Finances concernés, lors de leur dernier raout consacré à la santé financière de l’Union, le 21 mars. A tout le moins, la santé des membres « touchés ou menacés par de sévères difficultés financières », comme l’écrit Dame Lagarde dans le communiqué ad hoc, empreint du triomphalisme ébaubi qui marquera à jamais son passage au ministère. Le Mécanisme européen de stabilité, censé être échafaudé d’ici juillet 2013, serait donc un dispositif aussi fiable qu’une machine allemande, aussi simple qu’une idée française et aussi crédible que l’unité européenne. « Simple, solide et doté de fonds propres de qualité » affirme Bercy, qui ce faisant accumule affirmation gratuite et redondances suspectes. Un traité entre Etats-membres devrait établir les statuts de cette « organisation internationale » qui se présente, à ce stade, comme un FMI dédié aux Etats de l’Union. Dont le pilotage serait assuré par un Conseil des Gouverneurs (les ministres des Finances de la Zone euro), qui « adoptera par consensus les décisions les plus importantes pour le fonctionnement du MES, sur la base d’une analyse de soutenabilité de la dette de l’État-membre concerné, réalisée par la Commission et le FMI, en liaison avec la BCE ».

Le flou de la définition laisse supposer que l’architecture de ce nouveau « machin » n’en est qu’à l’étape d’ébauche : le pilotage par consensus est celui que l’on adopte quand on ne peut imposer une règle de majorité fonctionnelle. Tout au plus peut-on relever l’esprit des futures interventions : le critère essentiel sera la « soutenabilité » de la dette, ce néologisme atroce dont la définition relève du pifomètre à géométrie variable des notateurs. Pour preuve, ce sont les technos de la Commission et du FMI, sous la bénédiction de leurs homologues de la BCE, qui définiront les critères de cette soutenabilité. Ce qui renvoie à l’économisme benêt la responsabilité de décisions qui relèvent logiquement de la sphère politique. Car il faudra aux arbitres-souteneurs faire preuve d’une bienveillance insoutenable : à ce jour, aucun des Etats susceptibles d’avoir recours aux prêts du MES ne présente des finances crédibles. Il en résulte que les aides ne pourront être accordées que « dans le cadre d’une stricte conditionnalité », à savoir l’abandon par les emprunteurs de leur souveraineté budgétaire. En d’autres termes, cela reviendrait à créditer le MES de garanties bien supérieures aux sûretés des créanciers ordinaires. Voilà une conception de la solidarité qui risque de froisser les populations admises au bénéfice du mécanisme de stabilité…

Le recul allemand

Il n’en demeure pas moins qu’en promettant de libérer les financements nécessaires, les Etats signataires du MES devront se ménager les ressources correspondantes. L’objectif étant de disposer d’une « capacité d’intervention » de 500 milliards d’euros, pour une institution désireuse d’afficher 700 milliards de capital, dont… 620 « appelables » au gré des besoins. Avec une marge de couverture de 200 milliards d’euros, soit 40% de son passif maximal, nul doute que l’institution présentera « des fonds propres de qualité », considérablement supérieurs au ratio de solvabilité que Bâle III entend imposer aux banques commerciales. C’est dire si la confiance règne. Encore qu’il faille nuancer le propos. Les fonds propres réels ne devraient s’élever qu’à 40 milliards d’euros d’ici 2013, 40 autres devant être libérés par tranches successives sur les trois années suivant cette date. La contribution en cash des Etats-membres sera ainsi limitée, sauf si une cascade de défauts des emprunteurs déclenchait l’obligation de cracher au bassinet. En clair, le MES devra lui-même emprunter sur le marché l’essentiel de sa « capacité d’intervention ». C’est ce que la note de Bercy désigne pudiquement par la « participation du secteur privé ». Laquelle sera encouragée par « des clauses d’action collectives identiques et standardisées ». Traduction : par une caution solidaire des Etats-membres, constituant une garantie en béton armé qui justifierait, du reste, l’application d’un intérêt modique.

L’encre de l’accord n’était pas encore sèche que Mme Merkel, dans un sursaut bien compréhensible de réalisme électoral – c’est-à-dire sous la pression de ses parlementaires – en remettait en cause l’esprit, ce qui devrait rendre laborieuse la naissance de la lettre. Si bien que « l’énorme pas en avant » accompli par l’Union, selon les termes de Jose Manuel Barroso dans son rôle de Dr Coué de la Commission, ramène les protagonistes au point de départ. A savoir que tout le monde est d’accord pour la solidarité, à condition qu’elle rapporte à ceux qui en ont besoin, mais ne coûte rien à ceux qui devront l’assumer. Une version communautaire du problème sans solution de la quadrature du cercle. Avec toutefois quelques amendements par rapport au début de la crise : depuis, le nombre d’Etats en difficulté notoire a augmenté. Et leurs besoins itou. Si bien que d’ici l’été 2013, échéance connue d’un accord hypothétique, quelques uns de nos frères en Europe auront eu le temps de jeter le bébé avec l’eau du bain. Peu avant l’ouverture du sommet, l’agence de notation financière Standard & Poor’s avait présenté son « scénario du pire » pour les Etats européens dans la peine : le tarissement des sources de financement pour les acteurs privés. Autrement dit, la momification de l’économie mondiale par exsanguination. Heureusement, le pire n’est jamais certain…

Par Jean-Jacques JUGIE

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