Argent : les mouches changent d’âne

  • le 3 juin 2009

Va-t-on assister à de formidables transferts de propriété à la faveur du dépérissement de l’économie américaine ? Dès lors qu’elle n’est plus soutenue par la force de frappe de la consommation des ménages yankees, la puissance financière de l’Oncle Sam pourrait s’éroder rapidement. Des signes sont déjà perceptibles.

Le séisme qui affecte l’industrie automobile en général, et les firmes américaines en particulier, a suscité des empoignades d’une violence inouïe. Telles les négociations qui avaient pour objet de régler le sort d’Opel, filiale de General Motors dont les principales installations se trouvent en Allemagne, où elles emploient 25 000 personnes directement (et au moins autant dans la sous-traitance). C’est dire la portée économique et sociale de l’enjeu pour nos voisins, à la veille de scrutins délicats pour la majorité en place à Berlin. On sait que Fiat était sur les rangs, afin de gonfler son portefeuille après la prise de contrôle de Chrysler, et ainsi dépasser la capacité de production des 5 millions de véhicules, considérée aujourd’hui comme le seuil à atteindre pour garantir sa viabilité. Finalement, l’Italien a dû jeter l’éponge, soucieux de ne pas accroître démesurément les risques déjà pris dans son incursion chez l’Oncle Sam : les Américains lui refusaient tout simplement l’accès à la comptabilité d’Opel, ce qui est une façon curieuse de concevoir une transaction – et qui n’était guère de nature à rassurer le candidat acheteur.

Ne restait donc en lice que l’équipementier austro-canadien Magna, avec le concours de la banque russe Sberbank portant dans ses bagages le constructeur russe GAZ. Un contexte délicat, si l’on veut bien prendre en compte la prévention que les Allemands nourrissent à l’égard des Russes. Lesquels ont toutefois bénéficié des services d’un « consultant » de poids : Gerhard Schröder lui-même, pas moins que l’ancien Chancelier, qui a été recruté par Moscou peu après la fin de son mandat (non sans grincements de dents compréhensibles dans son pays…). Et alors que l’on s’approchait d’une solution, voilà que GM sortait de son chapeau une exigence supplémentaire : que l’Etat allemand augmente la dot promise au mariage envisagé. Stupeur et consternation : si personne ne se fait d’illusion quant au fair-play des Américains dans les affaires, nul ne pouvait s’attendre à un tel étalage de vulgarité. On a frisé la déclaration de guerre, d’autant que les Etats-Unis, modérément impliqués dans le dossier, n’avaient envoyé qu’un second-couteau à la table des négociations. Si bien que le ministre de l’Economie, récemment nommé à son poste – le tout jeune Karl-Theodor zu Guttenberg – a un moment défendu la mise en faillite pure et simple d’Opel, avant d’adhérer au schéma de reprise par Magna. Bien que l’on soit ici en présence de l’un des plus grands équipementiers mondiaux, que les perspectives du marché russe puissent être raisonnablement considérées comme attrayantes (quand le printemps attendu fera apparaître les « jeunes pousses » de la reprise), que le soutien d’une banque poutiniste puisse constituer une garantie non négligeable (encore que le système bancaire russe soit réputé chancelant), malgré cet environnement, le deal conclu laisse sceptiques la plupart des spécialistes du secteur automobile.

Transferts de pouvoir

Jusqu’à maintenant, il faut bien reconnaître que les opérateurs non-américains, qui ont fait de grosses acquisitions aux USA, se sont fait écorner dans les grandes largeurs. Faute d’être désormais en mesure de maintenir leur splendeur passée dans le domaine de la production, les Yankees sont passés maîtres dans l’art de refiler leurs rossignols industriels à prix d’or, laissant aux étrangers le soin de s’user à les remplumer ou de se ruiner à prolonger leur agonie. Dans tous les cas, ils ont coutume de ramasser la mise. Ce qui toutefois diffère aujourd’hui dans le paysage, c’est que la magie du marché intérieur étasunien se dissipe. Tant qu’ils sont supposés disposer d’un pouvoir d’achat élevé, les quelque 300 millions d’Américains, culturellement boulimiques, constituent une proie tentante pour n’importe quel négoce. Mais si leur potentiel de dépense se dégrade, ce qui est le cas à ce jour et devrait probablement se poursuivre, alors les sirènes étoilées de l’Oncle Sam perdent beaucoup de leurs charmes. Et cela rend moins pressantes toutes les concessions que doivent faire les fournisseurs de l’Amérique, en particulier accepter de refinancer ses déficits, et soutenir, directement ou indirectement, la valeur de sa monnaie sur le marchés des changes.

On retrouve ici un schéma que connaissent bien tous les dirigeants d’entreprises : il est très dangereux d’avoir un client prééminent dans son portefeuille. D’abord parce qu’il manifeste nécessairement des prétentions excessives, ensuite parce que son impécuniosité éventuelle emporte des risques considérables. Mais lorsque cette dernière est consommée, il n’y a plus de raison particulière de trembler devant ses haussements de sourcils, ni de devancer tous ses caprices. Sauf à penser qu’il va se refaire une santé, ce que l’on tente en ce moment de laisser accroire – les créanciers comme le débiteur ont tout avantage à enjoliver le tableau. Mais une telle illusion de peut durer éternellement. On pourrait ainsi assister à une formidable dérivation du flot des richesses et du transfert de la propriété. Nul ne sait encore ce qu’il adviendra des dépouilles de General Motors, mais bien qu’il s’agisse d’un symbole de l’Amérique triomphante défunte, l’entreprise ne pèse plus grand chose – sauf en emplois. Déjà, les Russes entrent par la petite porte dans l’industrie, et les Chinois dans la finance. D’ici à ce que les Saoudiens achètent la Maison-Blanche pour la louer à Obama, il y a du chemin à faire. Mais peut-être pas tant que ça, finalement…

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