L'impôt et les inégalités

L’impôt et les inégalités

Pour avoir perdu de vue la contrepartie des impôts, ou critiquer l’usage qui en est fait, le citoyen répugne à acquitter son dû. Face aux désordres publics, les recettes de l’Etat doivent augmenter. Ce qui rend probable une « réforme en profondeur » depuis longtemps promise. Mais l’exercice exige de dépasser les simples bricolages budgétaires.

Avec tout ce qui a été dit ou écrit sur l’impôt, on pourrait remplir plus de rayonnages que n’en comportait feue la bibliothèque d’Alexandrie. Ce n’est pas pour autant que le sujet ait été épuisé. La preuve : dans toutes les démocraties du monde, l’établissement de la loi fiscale donne chaque année libre cours à des palabres plus ou moins vaines, faisant droit à un mode de taxation qui ne fait jamais consensus. Pourtant, le profil du citoyen-contribuable est assez uniforme : il exige des services publics efficaces mais répugne à participer lui-même à leur financement. Rien de bien extraordinaire dans ce constat, qui témoigne simplement de la grande diversité des opinions quant à l’organisation optimale de la société, ou plus prosaïquement à l’absence de réflexion en la matière. Le tout mâtiné d’un individualisme forcené dont l’émergence ne date pas d’hier, mais qui a sans doute été renforcé par le triomphe du modèle capitaliste, qui valorise la réussite d’un individu à l’aune exclusive de son accumulation de biens matériels et financiers. La quantité de richesses étant par nature finie, la poursuite d’un tel idéal produit mécaniquement beaucoup plus de déçus que de satisfaits...
Avant donc que n’émergent de nouvelles ambitions sociales prenant acte de la limitation des ressources et soucieuses de leur meilleure répartition, il n’est pas inutile de s’interroger sur le rôle que la fiscalité peut jouer dans le phénomène de la concentration des richesses, qui s’accélère sous nos yeux partout dans le monde. Au point de créer des situations conflictuelles aigües au sein des sociétés, et de compromettre ainsi l’équilibre nécessaire à leur prospérité. Les risques de déstabilisation sont perceptibles ; pas seulement là où les populations réussissent, comme en Tunisie, à vaincre un modèle fondé sur l’oppression et la prédation, que la morale internationale ne condamne que lorsque le dictateur est déchu. Un bouillonnement est également perceptible dans les vieilles démocraties occidentales, notamment dans les pays européens déplumés, contraints de recourir à un fort durcissement de la fiscalité pour redorer leur signature – sans certitude d’y parvenir.

Le débat réactivé

Avec la promesse gouvernementale réitérée de « réformer en profondeur la fiscalité », notre pays est de nouveau entré dans une phase de réflexion intensive sur la question de l’impôt. Une très récente publication de Thomas Piketty , économiste qui consacre l’essentiel de ses travaux à l’étude des inégalités, viendra utilement alimenter le débat. Il est aisé de le suivre sur ses principales critiques : l’effrayante complexité de notre système fiscal et ses innombrables exceptions qui en dénaturent la règle. Il est également avéré que les citoyens les plus fortunés (le dernier centile des revenus et des patrimoines) subit une taxation moyenne insignifiante, en regard de celle supportée par les classes moyennes : c’est l’effet du jeu des exceptions, depuis les opérations de défiscalisation jusqu’au bouclier fiscal, en passant par les finasseries juridiques accessibles aux très riches. Il n’est donc pas illégitime de classer ces expédients dans les injustices flagrantes. Pour autant, paraît abusive la généralisation selon laquelle la contribution des ménages modestes serait plus élevée que celle des plus riches. Certes, dès lors que tous les prélèvements sont confondus, il n’est pas étonnant que le poids de ces derniers soit proportionnellement plus élevé chez les ménages modestes. Lesquels consomment l’essentiel de leur salaire et subissent donc complètement l’effet de la TVA sur leurs dépenses, et des cotisations sociales sur leurs recettes. Mais en incluant les cotisations dans la charge fiscale, les auteurs négligent les contreparties accordées (maladie et retraite). Et ils ne prennent pas en compte les transferts non imposables qui sont alloués aux plus pauvres. Les conclusions de l’analyse s’en trouvent ainsi biaisées. Quant à soumettre tous les revenus au même barème progressif de l’impôt, comme le proposent les auteurs, c’est s’exposer au double risque de l’exigence d’une rentabilité des capitaux plus élevée (et donc d’une hausse des taux d’intérêt), ainsi que d’une pression sur… les hautes rémunérations, déjà extravagantes par rapport au salaire moyen. Si bien que le volet fiscal est peut-être l’arbre qui cache la forêt des nécessaires réformes à opérer dans nos sociétés.

Sur l’autre versant dogmatique, Alain Minc, endossant son costume de penseur du siècle, plaide pour la suppression de l’ISF. D’accord, c’est un impôt reconnu comme mal foutu, même par ceux qui ne le paient pas. Mais enfin, M. Minc, tout le monde vous voit venir avec vos gros sabots. Quant au gouvernement, il lance l’idée de soumettre la résidence principale à la taxation de droit commun des plus-values immobilières. Ce serait assurément un impôt productif, mais… Mais la résidence principale constitue l’essentiel du patrimoine des classes moyennes. Le socle de son enrichissement relatif, qui suppose souvent plusieurs reventes intermédiaires avant de parvenir au domicile définitif. Sans le profit résiduel qui résulte des opérations successives, le rêve deviendra inaccessible. Une telle mesure aurait sans doute une portée énorme sur le profil de notre société, éclipsant le gain fiscal espéré. Et aussi une incidence puissante sur le plan politique…

Par Jean-Jacques JUGIE

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