
Les pudeurs de l’info
- Par Jean-Jacques Jugie --
- le 28 février 2010
Si la presse occidentale n’hésite pas à diffuser des propos iconoclastes sur la guerre en Afghanistan, elle se montre étonnamment pudique sur un thème autrement controversé. Celui des pratiques de la haute-finance mondiale, notamment dans ses relations avec les Etats. L’exemple de la truanderie dans les comptes grecs pourrait n’être pas unique…
Il est d’usage bien établi que l’information diffusée en temps de guerre relève principalement de la propagande. En conséquence, on ne s’étonnera pas outre mesure de la narration hollywoodienne des opérations menées en Afghanistan. Une « guerre » lancée en son temps sur des justifications improbables et poursuivie aujourd’hui sur le seul motif de « terminer le boulot ». Puisqu’il faut bien donner une raison à un déploiement militaire massif et monstrueusement coûteux, l’Amérique et sa coalition prétendent œuvrer au bonheur des Afghans, par perfusion du modèle occidental de gouvernance et introduction massive du hamburger-soda. L’affaire aurait été rondement menée s’il ne demeurait dans le pays quelques poignées de Talibans, ces néo-fondamentalistes islamiques que la CIA soutint ardemment lorsque le pays était en guerre avec l’URSS et qui sont devenus depuis l’incarnation du Mal, convaincus d’affinités coupables avec Al-Qaïda. Reconnaissons que lorsqu’ils occupèrent le pouvoir et que la charia s’établit comme base du droit afghan, leur interprétation ultra-rigoriste des préceptes de l’Islam, sous le contrôle vigilant du « ministère pour la promotion de la vertu et la répression du vice », rendit la vie quotidienne des autochtones à-peu-près aussi confortable qu’un séjour prolongé à Guantanamo. Il semble toutefois que les convictions intégristes desdits Talibans se soient depuis lors érodées ; en revanche, leur parfaite connaissance du terrain demeure intacte. A tel point que, planqués dans leurs montagnes inhospitalières, ils restent hors de portée de la quincaillerie meurtrière de la coalition, ainsi que des GI’s plombés d’un barda électronique de contre-torpilleur.
En foi de quoi reste-t-on dubitatif devant le succès autoproclamé de l’« Operation Moshtarak », une offensive d’envergure menée sous le feu des… caméras de télévision, visant à prendre la ville de Marjah et ses faubourgs, objectif dont l’intérêt stratégique demeure à ce jour mystérieux, et d’y installer des « organes de pouvoir ». On aura pour cela mobilisé 14 000 soldats, soutenus par 60 hélicoptères et avions de combat ; on n’aura perdu que quelques hommes de part et d’autre, plus une douzaine de civils imprudents ; un beau succès, assurément, pour le JT de 20 heures. L’histoire ne dit pas ce qu’en pensent les intéressés ainsi « libérés », mais on connaît la position de Malalai Joya, membre élue du Parlement afghan (et frappée d’interdiction, pour avoir dénoncé la corruption de ses collègues) : « C’est ridicule » déclare-t-elle au quotidien britannique The Independant. Un avis douloureux pour la « bien-pensance » occidentale, car on ne peut soupçonner cette féministe militante de rouler pour les Talibans.
Finance mafieuse
Si donc il est possible de lire dans la grande presse des avis contrastés sur les conflits armés contemporains, comment expliquer que tel ne soit pas le cas en matière de guerre financière ? Il aura en effet fallu attendre dix ans pour que soit divulguée une incroyable entourloupe dans les comptes publics de la Grèce. On découvre aujourd’hui que pour mériter l’adoption de l’euro (en 2002), ce pays recourut préalablement aux bons services de Goldman Sachs pour abaisser fictivement sa dette, par déguisement d’une partie de celle-ci en un contrat swap (contrat d’échange de devises). De telles pratiques, dont la célèbre firme Enron se fit une spécialité avant sa faillite retentissante, relèvent du banditisme pur et simple. Pourquoi donc cette manœuvre est-elle découverte si tard ? La question mérite d’être posée au vu des multiples audits auxquels sont normalement soumises les écritures publiques : pour la Grèce, à la fois par les organes nationaux, par les institutions européennes de contrôle et par les grands sociétés de rating (dont la note conditionne de façon décisive les modalités d’accès au crédit). C’est précisément la firme Moody’s qui attribua en son temps la note au swap en question (Aaa), ainsi que les modalités de la liquidation du contrat (l’appel du « collatéral ») en cas d’évolution défavorable de la notation (au niveau A3). C’est encore Moody’s qui a récemment noté de swap à A2, c’est-à-dire un petit échelon, seulement, au-dessus de celui obligeant la Grèce à payer comptant… 5,4 milliards d’euros.
On imagine sans peine le formidable potentiel spéculatif dont disposait quiconque connaissait le topo, en jouant contre la dette grecque et, par capillarité, contre l’euro. Un dispositif dans lequel le prêteur et ses affidés anticipent la déconfiture de l’emprunteur, selon le vieux scénario usurier de la pègre, avec le double levier de la caution en dernier ressort de l’Union et du juge de paix stipendié qu’est l’agence de rating. A ce constat, il n’est pas excessif de conclure que la haute-finance mondiale a délibérément adopté des pratiques mafieuses, avec la probable complicité des autorités politiques. D’autres Etats ayant eu recours à l’ingénierie financière « créative » de Goldman Sachs et… de grandes banques européennes, il apparaît désormais possible, pour ne pas dire plus, que soient prochainement révélés ailleurs des scandales de même nature. La grande presse se montre encore pudique dans l’évocation de ces faits qui, en des temps plus reculés, eussent immédiatement conduit à la potence leurs initiateurs et leurs prébendiers. Mais il est impossible d’imaginer que les choses puissent en rester là. Aussi est-il raisonnable de craindre, comme le perroquet de Bainville, que « ça finira mal ».