L'Amérique en révolution

L’Amérique en révolution

Rien ne va plus chez l’Oncle Sam. Son économie vacille, ses dettes s’envolent, son administration perd pied. Et son Président est conspué : par les cohortes de nouveaux pauvres, laminés par la crise ; par la minorité des riches, qui s’accroche à ses privilèges fiscaux et recourt aux insultes par voie de presse.
Un tableau inquiétant.

Sur notre planète, les préoccupations du moment sont assez diverses. Mais il est partout question d’argent. Pendant que les Boursiers du monde entier avaient les yeux fixés sur la publication de statistiques américaines (moroses) et… irlandaises (dramatiques), les Français manifestaient contre la réforme des retraites, en nombre modéré (selon la police) ou en masse (selon les syndicats). Quel que soit le décompte exact, il est clair que le tour de vis apporté au régime, pour indispensable qu’il soit, ne peut raisonnablement réjouir le pékin. Mais en France, toute réforme dérangeante constitue une atteinte aux « droits acquis » et déclenche des manifestations processionnaires. Finalement, les syndicats font jeu égal avec les autorités politiques dans le déni de réalité : ils ne peuvent admettre que l’économie du système de retraites est intenable en l’état, pas plus que les dirigeants ne veulent reconnaître que la crise ne fait que commencer. Pourtant, les uns et les autres ne sont pas dupes de leurs convictions affichées. A s’enfermer ainsi dans de vaines postures jusqu’au-boutistes, comme pour retrouver la veine hollywoodienne des « grands conflits sociaux » de temps révolus, les représentations syndicale et politique prennent le risque de s’aliéner la cagnotte de sympathie que leur accorde encore le public, gagné par la lassitude devant un scénario de moins en moins crédible.

Pour avoir une idée du désamour en gestation, il suffit d’observer le développement spectaculaire des Tea Parties aux Etats-Unis, ces blocs vigoureusement protestataires qui se constituent en dehors des factions traditionnelles et hors de leur contrôle. Les Tea Parties réunissent des gens dont les opinions divergent radicalement : depuis les « socialistes » à l’Américaine, qui réclament une meilleure protection sociale publique, jusqu’aux libertariens intégristes qui récusent toute intervention de l’Etat en cette matière (et dans bien d’autres). Mais ils sont unis dans la même détestation du pouvoir fédéral, présumé insoucieux de leur réalité quotidienne et accusé d’être une marionnette de « Wall Street » –avec des arguments défendables… Dans ce pays qui, il est vrai, n’est pas coutumier de la demi-mesure, le renversement de l’opinion depuis l’élection d’Obama est stupéfiant : les Républicains ont renforcé leur aversion à son égard et les Démocrates ont apparemment perdu tout espoir en leur champion d’hier ; la Maison-Blanche semble piloter sans boussole et quelques poids lourds du gouvernement prennent le large – tout récemment, Larry Summers, le principal conseiller économique du Président, a démissionné. Le sombre scénario que nous avons souvent abordé dans ces colonnes, celui d’une véritable dislocation des States, pourrait bien avoir débuté. Et en prime, la faction des très hauts revenus américains, qui sont choyés par le système fiscal, se mettent à tirer à boulets rouges sur Obama et distillent les insultes raffinées dont les Yankees ont le secret.

Une société décomposée

Dans sa dernière chronique du New York Times (reprise par le site ContreInfo), le Nobel Paul Krugman épingle « la colère des riches ». Qui s’étaient déjà répandus en imprécations lorsque fut décidée la limitation des bonus des banquiers ayant bénéficié de l’aide de l’Etat. Krugman cite le gestionnaire de fonds Stephen Schwarzman : lorsqu’il fut question de supprimer une niche fiscale dont il bénéficiait, le milliardaire a comparé la proposition d’Obama à « l’invasion de la Pologne par les nazis ». De la dentelle rhétorique. Et maintenant qu’il est question de remettre en cause les baisses d’impôt consenties sous Bush Junior, les passions se déchaînent dans la grande presse. De nouveau Krugman : « C’est une chose lorsqu’un milliardaire s’épanche durant un diner. C’en est un autre lorsque le magazine Forbes met en une un article affirmant que le Président des États-Unis tente délibérément de mettre à bas l’Amérique au nom d’un programme ’ anticolonialiste ’ venu du Kenya, et que ’’ les États-Unis sont dirigés selon les rêves d’un membre de la tribu Luo durant les années 1950 " ». La référence n’est pas innocente : le père de Barak Obama est un Luo (la troisième ethnie kenyane par ordre d’importance de la population) ; elle est agressivement insultante, par les sous-entendus d’arriération qu’elle véhicule ; elle est également séditieuse, en laissant filtrer une accusation de forfaiture pour la conduite d’une politique contraire aux intérêts du pays ; elle est enfin teintée des outrances du racisme ordinaire que l’on croyait dissipé grâce à la vertu de la « plus grande démocratie du monde ». Jusqu’à plus ample informé, le magazine Forbes (le « Fortune » américain) n’est pas répertorié dans la presse-caniveau : c’est la référence sur papier glacé de la high society. Autant dire que l’élite économique US jette aux orties les faux-semblants policés de son éducation et retrouve les bonnes manières barbares en vigueur lors de la conquête de l’Ouest. Ballotée entre les récriminations compréhensibles d’une large fraction de la population, qui endure dans la douleur les conséquences de la crise, les angoisses d’une classe moyenne qui redoute la paupérisation et les exigences cyniques de l’influente aristocratie de l’argent – ces 1% de contribuables qui captent près de 25% des revenus –, la société américaine s’achemine vers des lendemains révolutionnaires. Les Français sauront-ils éviter de copier ce « modèle » ?

Par Jean-Jacques Jugie

deconnecte