Les denrées dans l'ascense

Les denrées dans l’ascenseur

On n’a pas fini de discourir sur le marché des matières premières, énergétiques et alimentaires. Sur la foi de leur rareté relative face à une demande croissante, le célèbre gestionnaire Jim Rogers estime que leur prix va continuer à monter. Pas étonnant qu’il pronostique en même temps une succession de crises pour au moins cinq ans.

Qui a dit : « Parfois, je pense que notre Banque centrale continuera à faire tourner la planche à billets jusqu’à ce que nous n’ayons plus d’arbres » ? Il s’agit de l’un des « investisseurs » les plus célèbres de la planète, qui fut l’associé de George Soros dans le fameux Quantum Fund, et le principal gestionnaire de ce fonds. Lequel réalisa, sur les dix premières années de son existence, une performance de plus de… 3 300% ! Vous l’avez reconnu : Jim Rogers. La mythologie affirme qu’à l’âge de cinq ans, il ramassait les canettes vides lors des matches de baseball. Pour les revendre, bien entendu. Un talent aussi précoce pour le business lui permit de se retirer des affaires à 37 ans, bardé de dollars et de gloire. Il entreprit alors de longues pérégrinations sur tous les continents, en commençant par la Chine, témoignant ainsi d’une curiosité peu répandue chez les Américains, et d’un sens de l’anticipation conforme à sa réputation. C’est à motocyclette qu’il parcourut la Chine, un peu avant une autre légende de son pays, le journaliste Paul Theroux, qui la traversa en train . Rogers a été professeur de finance à l’Université de Columbia et animateur de sa propre émission télévisée – sur la finance, bien entendu. A près de 70 ans, il continue d’être très présent dans le domaine, en tant qu’opérateur, conseiller et conférencier.

Dans l’imagerie américaine du self made man, il est une véritable icône chez les investisseurs. Un fort en gueule, dont les propos péremptoires et mâtinés d’humour s’éloignent du pathos soporifique des financiers. Avec le crédit d’une remarquable réussite. Voilà trente ans qu’il s’intéresse à la Chine ; voilà un bail qu’il recommande l’accumulation de métaux précieux, et de longues années qu’il investit dans les matières premières, minérales et agricoles (il a créé son propre indice en 1998). On se doute qu’avec un tel cursus, tout le monde écoute religieusement Jim Rogers lorsqu’il s’exprime.

Affamés par la finance ?
C’est précisément en conférencier qu’il est récemment apparu au Centre des congrès de Zurich. Devant une salle comble : en Suisse, c’est bien connu, les stars de la finance attirent une plus grande foule que celles du show-biz. Il a rappelé en cette occasion les grands traits de sa stratégie de gestion, qui n’a pas bougé d’un pouce : il conserve son or, comme protection contre la tendance à la déforestation des banques centrales, et accumule les matières premières, au motif de leur rareté relative par rapport aux besoins. Et si la récession revenait, hypothèse à ne pas exclure, les pertes seraient moindres que celles subies avec les actions. Puis vient la question qui fâche : la dimension morale de cette spéculation qui renchérit le prix des denrées, un thème qui ne peut plus désormais être évacué. Ecoutons sa réponse rapportée par le quotidien Le Temps : « Les veuves de paysans indiens qui se sont suicidés préféreraient certainement recevoir des prix plus élevés pour leur production ». Nul ne pourra contester l’à-propos de cette saillie frappée au coin du bon sens – bien dans le style de Rogers. Tout comme ses observations quant à l’avenir de la production agricole : la moyenne d’âge des fermiers américains serait de 58 ans et ce secteur d’activité n’enthousiasme guère les jeunes générations (comme en Europe en général, et en France en particulier). Convenons-en : la finance se révèle depuis longtemps plus attirante que l’agriculture, et moins exigeante en sacrifices pour ceux qui en font métier…
Mais enfin, si l’on suit le fil conducteur de Rogers, comment expliquer que des populations entières se trouvent affamées à cause de la cherté des produits alimentaires et que, simultanément, des exploitants se trouvent acculés au suicide parce qu’ils reçoivent trop peu d’argent pour leur production (et pas seulement en Inde) ? Le paradoxe ne s’explique que d’une seule façon : il y a un gros écart de prix entre celui payé par le consommateur et celui encaissé par le producteur. La bonne question est alors de se demander où va se loger le différentiel, souvent considérable, et pourquoi l’on s’éloigne autant de l’équilibre postulé par l’économie de marché, à savoir l’égale satisfaction du producteur et du consommateur. Il y a donc, d’évidence, un bug dans le circuit de la formation des prix, qui tape sur les doigts de la « main invisible » d’Adam Smith. Peut-on penser que la crise en cours y apportera remède ? Si l’on approche la notion de crise sous l’angle médical, comme l’a fait, voilà peu, Michel Serres lors des « Etats généraux du Renouveau » à Grenoble, il est permis d’imaginer des changements. Car la crise ne peut se résoudre à revenir au statu quo ante : les mêmes causes produisant les mêmes effets, elle repartirait de plus belle. Il est toutefois permis de supposer que l’émasculation des spéculateurs, qui finira bien par se produire, n’apportera pas à elle seule la sérénité. Tant que perdurera la foi dans la magie pacificatrice de « la loi de l’offre et de la demande », on peut redouter la permanence des courts-circuits…

Par Jean-Jacques JUGIE

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