Bourses : sous l’humeur de l’Oncle Sam

L’actualité boursière est tout entière soumise aux péripéties de la politique intérieure américaine. Dont chaque étape de l’évolution encourage la spéculation haussière. Sur la base d’anticipations critiquables, voire totalement spécieuses. Les marchés sont-ils parvenus au terme de leur cycle haussier ?

Depuis l’Europe, il est difficile de juger l’intérêt que le Yankee moyen porte à la chamaille politicienne sur le budget et le plafond de la dette. Seuls affleurent les jugements partisans de la grande presse, et les résultats des sondages visant à attribuer la responsabilité du blocage à l’un ou l’autre camp. Dans un pugilat de cour de récréation, il importe en effet de savoir qui a commencé. Il semble toutefois que le citoyen lambda néglige son appartenance partisane pour délivrer son jugement : selon le sondage que Gallup conduit régulièrement depuis plus de quarante ans, 81% des Américains sont mécontents de leur gouvernement. Un record historique que seul Fidel Castro aurait une chance de battre s’il occupait la Maison-Blanche - et encore. Cet état de fait témoigne, en tout cas, de l’exaspération que suscite la gent politique dans son ensemble, auprès des citoyens américains. Lesquels imputent aux deux factions, et au Président, une égale responsabilité dans la chienlit ambiante. Ce désamour général pourrait (devrait ?) inciter le clan républicain à mettre de l’eau dans son vin, pour éviter qu’Obama ne soit tenté de squeezer totalement le Congrès. Quelques parlementaires commencent en effet à évoquer le possible recours présidentiel à la loi martiale, un dispositif expressément prévu par la loi fondamentale – le pendant, en plus byzantin, de l’article 16 de notre Constitution.

Cela ne manquerait pas de sel que le président le plus « cool » de l’histoire du Nouveau Monde, missionnaire inlassable de la démocratie à la sauce américaniste et de surcroît éminent Nobel de la Paix, décide de revêtir la toge dictatoriale d’un César hollywoodien. Nous n’en sommes pas là, car se profilent les termes d’un arrangement provisoire, selon lequel le Trésor US bénéficierait d’un découvert de quelques semaines, le temps pour les parties de parvenir à un accord qui se révèle inaccessible depuis… 2011. Autant dire que l’apaisement est à-peu-près aussi probable que l’inversion de la courbe du chômage français avant la fin de l’année. Ainsi, comme on a déjà eu l’occasion de l’aborder dans ces colonnes, n’importe quelle issue, nécessairement temporaire, ne pourra masquer cette cruelle réalité : les States sont aspirés dans le tourbillon de la dette et ne doivent leur modeste sursaut de croissance qu’aux perfusions acadabrantesques de leur Institut d’émission. « Il est crucial que les États-Unis mettent de l’ordre dans leurs finances publiques », a récemment déclaré Christine Lagarde, dans son rôle statutaire de statue du Commandeur. Tout porte à croire que ses admonestations scrogneugneu resteront lettre morte : c’est l’Oncle Sam qui dirige le FMI. Pas le contraire.

Euphorie injustifiée

Dans ce contexte, que faut-il penser de l’évolution des marchés financiers ? Tout esprit rationnel rencontre de grandes difficultés à décrypter les pulsions puissamment haussières des Bourses. Le seul facteur objectif qui ait pu réjouir Wall Street, et avec elle les principales autres grandes places, c’est la nomination de Janet Yellen au fauteuil de Ben Bernanke. Fervente adepte du quantitative easing (QE), elle a confirmé, dès sa nomination, sa ferme intention de « soutenir la croissance », donc de faire tourner les rotatives tant que l’économie US n’aura pas généré de vraies richesses avec la fausse monnaie de la FED. Le pari est audacieux, sachant que les QE successifs ont principalement profité à la Chine et autres émergents. Et bien sûr à Wall Street, qui peut alimenter la chaudière boursière avec cet argent abondant et gratuit – il faut bien en faire quelque chose… Si l’on en juge aux fondamentaux, l’effervescence actuelle n’est guère justifiée : les perspectives de croissance demeurent fragiles et les résultats trimestriels des firmes, en cours de publication, ne corroborent pas vraiment les valorisations atteintes. Le scénario actuel est assez caractéristique de la formation d’une bulle, sous le souffle puissant des injections de la FED. Dès lors, toute information, même anodine, est perçue comme un nouvel encouragement à la hausse. Comme la flambée récente des cours après que Républicains et Démocrates ont accepté de se parler au lieu de se snober – sans pour autant que l’échange ait débouché sur quoi que ce soit. Mais les opérateurs ont décidé que le happy end était certain, au moins sur un plan formel.

Un tel schéma incite à observer de près ce que des analystes ont baptisé « cycle émotionnel de l’investisseur », qui traduit l’évolution psychologique des intervenants dans un mouvement de hausse ou de baisse des marchés. Après les premières phases de digestion d’un krach, des étapes de hausses successives font passer le sentiment général du soulagement à l’optimisme, puis de l’enthousiasme à l’excitation, avant d’atteindre l’euphorie – le dernier stade de l’emballement haussier. A la suite de quoi les premiers craquements traduisent l’anxiété, puis la peur, avant qu’une remontée n’apporte un démenti illusoire ; puis la rechute entraîne le désespoir, suivie de la panique précédant la capitulation et l’abattement – période optimale pour investir, on s’en doute. En se référant à l’historique de l’évolution [1] des marchés, la période présente pourrait bien marquer le tempo de la phase périlleuse d’euphorie, dont aucune boule de cristal ne peut, hélas, prédire la durée ni l’intensité. Mais un autre facteur devrait inciter à la prudence : les valorisations pharaoniques de certains titres du Nasdaq, notamment celle des réseaux sociaux (Facebook, LinkedIn et bientôt Twitter). Qui nous ramènent au souvenir de la carrière des dot.com. Laquelle s’acheva dans un véritable bain de sang…

[1Illustration à cette adresse : http://investir.ch/2013/10/10

Visuel : Photos Libres

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