Bundesbank : Jens l’apostat

Le dernier rempart contre l’aventurisme monétaire vient de céder. Jens Weidmann, le très orthodoxe président de la Bundesbank, a rallié le clan des hérétiques. En validant l’intention de la BCE de recourir à la planche à billets. Un souffle puissant qui promet de gonfler la bulle financière jusqu’à l’explosion.

Quelle mouche a donc piqué Jens Weidmann, le jeune président de la Bundesbank ? Hier encore, il portait haut les couleurs de l’orthodoxie monétaire allemande, bâtie sur le souvenir douloureux de l’hyperinflation sous la République de Weimar. Depuis sa création (1957), la Buba n’a jamais dérogé à une politique rigoureuse, ce qui lui vaut d’avoir préservé intact son capital de confiance auprès de la population. Lorsqu’il dirigeait la Commission européenne, Jacques Delors aimait à brocarder cette idolâtrie, en des temps où la foi des Français à l’égard de la Banque de France était plutôt mitigée : « Les Allemands ne croient pas tous en Dieu, mais tous croient en la Bundesbank ». A en juger aux performances comparées des deux pays sur le demi-siècle écoulé, la confiance des Allemands a été plutôt bien placée. Et le deutschemark a fait preuve d’une constante solidité, alors que les monnaies voisines – dont le franc français – subissaient une méchante érosion. Jens Weidmann n’est donc pas le premier « Spar Taliban » (taliban de l’épargne), qualificatif mi-figue mi-raisin dont l’a gratifié un journal teuton : tous les patrons de la Banque centrale ont suivi la même voie, sans nécessairement défendre leur stratégie avec la même intransigeance.

Encore que le prédécesseur de Weidmann, Axel Weber, ait été (légitimement) classé dans la catégorie des faucons : c’est pour protester contre le programme d’achat de titres souverains par la BCE qu’il donna sa démission. Aussi flegmatique que Weber était colérique, Weidmann ne doit pas pour autant être considéré comme une « colombe ». Il s’est opposé fermement à la création des Eurobonds – la mutualisation de la dette européenne étant considérée par lui comme un encouragement au laxisme pour les Etats dépensiers (et une menace directe pour le contribuable allemand, avouons-le). Il a exhorté son propre pays à faire davantage d’efforts pour revenir rapidement à l’équilibre budgétaire (tel sera le cas bientôt), et il s’est toujours montré déterminé dans l’application du régime draconien imposé aux Etats-cigales (notamment la Grèce). L’orthodoxie, toute l’orthodoxie, rien que l’orthodoxie. Pour ne pas rompre le lien de confiance qui lie les citoyens à leur monnaie, la BCE ne doit donc pas mettre en péril la valeur de cette dernière. Pour cela, elle ne doit pas céder un pouce de son indépendance, qui la met à l’abri du laxisme et des caprices familiers aux gouvernements.

Assouplissement quantitatif en vue

L’Allemagne est le premier actionnaire de la BCE, conformément à son statut de première puissance économique de l’Union. On se doute que sa voix compte plus que ses presque 19% au capital. Ce qui n’a pas empêché l’Institution d’adopter une politique plus « accommodante » que ne le souhaite la Buba. Mais il ne pouvait être question, jusqu’à maintenant, de recourir à des moyens « non conventionnels » aussi hérétiques que le quantitative easing, l’assouplissement quantitatif que la langue ordinaire appelle « planche à billets ». Un qualificatif certes imparfait, car il ne s’agit plus d’imprimer des montagnes de « biffetons » ; mais quel que soit le moyen employé, l’objectif est de gonfler la masse monétaire dans des proportions bien supérieures à la valeur des richesses créées. L’idée générale, c’est que cette nouvelle enveloppe de crédit potentiel va servir de stimulus à l’activité. Une sorte d’engrais pour dynamiser la croissance. Semez de la confiance et vous récolterez de la prospérité : tel est le sens de ce message typiquement keynésien. Il faut reconnaître que la méthode a déjà, dans le passé, produit les résultats attendus ; mais les moyens qui y ont été consacrés étaient infiniment plus modestes que ceux déployés, depuis quelques années, par la FED américaine et la Banque du Japon, qui ont ramassé sur le marché des milliers de milliards de dollars de dettes (principalement souveraines), pour des résultats à ce jour bien incertains.

Voilà donc qu’à la suite du dernier Comité de la politique monétaire de la BCE, le président Draghi avait rappelé que la Banque « suivait la situation de près et était prête à agir ». Contre quoi ? Contre le double phénomène d’une appréciation continue de l’euro face aux grandes devises (dollar et yen) et d’une tendance avérée à la baisse des prix dans l’UE – mettant en lumière le risque horrifique de la déflation. Il faut croire que la menace se précise car Jens Weidmann, rompant brutalement avec la ligne orthodoxe, vient de déclarer à la presse américaine qu’il « n’excluait pas » le recours au quantitative easing par la BCE. Message relayé par son homologue de la Banque centrale slovaque, déclarant que « plusieurs membres du Conseil des gouverneurs sont prêts à prendre des mesures décisives si nécessaire ». Certes, Weidmann a assorti ses propos de multiples bémols. A savoir que les mesures non conventionnelles sont « un territoire largement inexploré ». Qu’il faut donc préalablement s’interroger « sur leur efficacité, sur leur coût et sur leurs effets secondaires ». Et enfin, qu’il demeure statutairement impossible à la BCE « de financer directement les Etats ». Soit. Mais ces précautions d’ordre rhétorique ne cachent pas la réalité : l’Allemagne rejoint le clan des hérétiques. Ce n’est pas sans raisons. La plus probable est celle-ci : si Jens Weidmann a apostasié l’orthodoxie, c’est qu’il juge la vertu impuissante pour sauver la boutique. Et qu’il faut désormais s’accrocher à l’espoir de l’aventure sur des terres « largement inexplorées ». Bienvenue dans la jungle financière.

Visuel : © Emilian Robert Vicol

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