Des bulles à l’horizon

L’argent des banques centrales coule à flots et se concentre sur les marchés financiers. Les Bourses en profitent largement. Mais aussi les biens immobiliers. Selon le FMI, une bulle s’est reformée dans de nombreux pays. Et la Banque d’Angleterre s’inquiète des « subprime » britanniques avant la remontée des taux.

Lorsque les flots à charrier dépassent le débit maximal du fleuve, il faut bien que l’eau excédentaire s’écoule quelque part. Les crues provoquent ainsi leurs ravages plus ou moins réguliers, plus ou moins désastreux, plus ou moins indemnisés ou totalement inassurables. Mais les terres temporairement immergées bénéficient d’apports limoneux qui rendent les sols généreusement fertiles : les catastrophes naturelles font donc quelques heureux parmi les cohortes de perdants. En matière financière, le phénomène est très voisin : si la masse monétaire est très supérieure aux besoins d’irrigation de l’économie, il faut bien que les liquidités excédentaires aillent quelque part. On connaît depuis toujours le chemin qu’elles empruntent : celui de la hausse des prix. Mais pas nécessairement de tous les prix : seuls sont touchés les biens et les services accessibles à ceux qui bénéficient des liquidités surnuméraires. Dans la période actuelle, marquée par une forte concentration des flux financiers, l’inflation va se nicher sur les Bourses, sur l’immobilier et sur toutes les babioles pour multimillionnaires - œuvres d’art, bijoux, jets et autres vanités. Un peu partout, et tout particulièrement aux Etats-Unis, les actions ont atteint des sommets non justifiables par les perspectives des firmes ; les obligations souveraines se traitent à des cours qui négligent manifestement les risques sous-jacents ; l’immobilier a regagné, voire dépassé, le terrain perdu pendant les premières années de la crise. A l’aune de ces indicateurs, il serait permis de penser que les dommages du grand bug ont été effacés et que la prospérité actuelle est supérieure à celle qui prévalait avant 2007. A l’évidence, il n’en est rien, sauf pour ceux qui ont accès aux terres enrichies par le limon de la crise.

Quand les taux vont remonter…

Dans ce contexte, on comprend que les banques centrales deviennent nerveuses. Il était cohérent de leur part d’accroître les liquidités pour lutter contre la récession – c’est le B.A.-ba de la politique monétaire. Tout au plus peut-on discuter l’ampleur de leur soutien, que l’on peut qualifier de pharaonique à l’aune des pratiques historiques. L’objectif des Instituts d’émission était donc d’augmenter fortement l’offre de crédit, en offrant au système bancaire un gisement d’argent inépuisable et quasiment gratuit. Qu’en ont fait les banques ? En priorité, elles ont retapé leurs propres bilans qui avaient atteint un coma avancé – le système financier mondial était quasiment capot dès la première crise des subprime. Dans les faits, l’économie réelle n’a été que modestement irriguée par les inondations des Banques centrales. Et c’est bien ce qui a préoccupé notre BCE avant de proposer son dernier plan de soutien : exiger que les moyens mis en œuvre soient diffusés dans l’économie réelle, et pas dans l’économie virtuelle du casino financier. On ne sait pas vraiment comment la Banque pourra opérer le contrôle, mais au moins l’intention est-elle clairement affichée. De la même façon, ces nouveaux fonds ne doivent pas être affectés au financement de l’immobilier des ménages.

L’attention se focalise aisément sur les Bourses au firmament, mais le marché immobilier n’est pas non plus exempt d’inquiétudes, notamment de la part du FMI. Si l’année 2013 a été marquée par l’érosion des prix dans quelques pays (Italie, Espagne et Grèce ont enregistré des baisses de 5% à 10%), la plupart des autres Etats (sur la cinquantaine analysée) ont connu de nouvelles avancées, ramenant le niveau général à proximité de ce qu’il était en 2007, au sommet de la bulle. Sur la base d’une comparaison, sur le long terme, du prix des immeubles et des loyers par rapport au revenu disponible, il apparaît que les ratios « restent bien au-dessus de leurs moyennes de long terme dans une majorité de pays ». Tel est en particulier le cas en Australie, en Belgique, en Norvège, en Suède et au Canada. Mais c’est aussi le cas en France, où les prix seraient de 30% supérieurs à leur tendance historique. Le phénomène est depuis longtemps identifié par les courbes de Friggit : à compter de 1999, le prix des logements est sorti du tunnel dans lequel il était enfermé depuis 1965, entre 0,9 et 1,1 fois le revenu annuel moyen des ménages. Il en résulte que le pouvoir d’achat immobilier des ménages est à son plus bas niveau malgré des taux d’emprunt historiquement faibles. Et pas d’inflation pour alléger les mensualités de prêts dont la durée moyenne a doublé depuis 1965. Pour revenir vers la tendance statistique (et le bon sens), il faudrait donc une nette baisse des prix ou… une forte et improbable hausse des revenus.

Les Britanniques se soucient officiellement du problème – selon le Fonds, la surcote approche les 40%. L’intention affichée par les autorités est de redorer le blason de la City, terni par l’aveu de truanderies ordinaires et de manipulation à grande échelle du Libor. Les activités de marché vont ainsi être auditées pendant un an, avant la mise en place d’une réglementation qui sanctionnera au pénal les contrevenants. Et la Banque d’Angleterre (BoE) disposera de pouvoirs effectifs pour s’assurer que « la taille des prêts immobiliers soit proportionnelle aux revenus des ménages et à la valeur du bien immobilier ». On comprend que tel ne doit pas être systématiquement le cas, surtout au travers du dispositif gouvernemental « Help to Buy », destiné aux acquéreurs les plus modestes (l’équivalent des subprime américains). La BoE a lancé son alerte : la hausse des taux « pourrait intervenir plus tôt que ce que les marchés financiers attendent ». Comme tous les acquéreurs immobiliers britanniques empruntent à taux variable, les ménages endettés risquent de souffrir.

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