FED : les angoisses du Dr Bernanke

L’amélioration annoncée des fondamentaux américains laissait supposer un ralentissement de la planche à billets de la FED. Tel n’est pas le cas. Plusieurs raisons peuvent expliquer la décision inattendue de la Banque fédérale. La plus inquiétante, c’est qu’elle ne puisse plus cesser la transfusion sans tuer le malade.

Nous venons d’assister à un revirement stratégique inattendu de la part de la Banque centrale américaine. Depuis près d’un an, Ben Bernanke avait choisi d’être aussi prévisible que la saison des impôts et aussi franc qu’un nouveau-né. L’objectif avoué étant de ne pas traumatiser les marchés, qui ont les nerfs fragiles et redoutent par dessus tout l’incertitude. En foi de quoi leur fut-il promis que les taux d’intérêt demeureraient au plancher le temps que le système bancaire puisse se requinquer, et que la FED ne commencerait à ralentir sa planche à billets que lorsque les principaux indicateurs économiques (croissance et emploi) retrouveraient des couleurs. Tel est le cas, si l’on en croit les statistiques officielles. Voilà pourquoi les analystes, avec une quasi-unanimité, attendaient que la FED réduise l’ampleur de son quantitative easing à l’issue de la dernière réunion du board de la Banque fédérale. Mais là, coup de théâtre : Ben renvoyait sine die tout durcissement de la politique monétaire. Une divine surprise que les Bourses, assurées de pouvoir s’abreuver au torrent impétueux de liquidités gratuites, saluaient joyeusement en propulsant les cours vers de nouveaux sommets. Ce climat d’euphorie entretient la croyance que la FED ne cessera jamais de distribuer des jetons gratuits au casino boursier. L’assurance, en quelque sorte, que les cours monteront jusqu’au ciel – où siège le paradis des spéculateurs. Quelle mouche a donc piqué Bernanke et les membres de son comité ?(9 sur 10 ont approuvé la décision).

D’aucuns ont avancé l’idée que Ben aurait finalement renoncé à prendre sa retraite. Vu que Larry Summers s’est retiré de la compétition et que la candidate « naturelle », Janet Yellen (actuelle n°2 de l’Institution), ne compte que peu de soutiens dans la sphère politique – pas celui du Président Obama, en tout cas. Il en résulte que personne ne perdrait la face si Bernanke se représentait et qu’il était confirmé pour un troisième mandat. Quoi de plus efficace, dans ce contexte, que de soigner la sollicitude de Wall Street, et celle des millions d’Américains qui comptent sur les plus-values de leur portefeuille pour agrémenter leur quotidien.

La FED pétrifiée

On ne sait quel crédit accorder à une telle hypothèse, mais il est certain que tout gouvernement américain rêve d’une conjoncture boursière et immobilière favorable, qui est le gage de sondages d’opinion flatteurs. Il ne fait pas de doute que la santé du marché immobilier a été prise en compte dans la décision de la FED. En effet, dans la perspective de voir l’Institut d’émission modérer ses achats d’obligations, les investisseurs ont anticipé une hausse des taux longs – qu’ils ont provoquée en allégeant leurs portefeuilles de T-bonds. De ce fait, le coût des emprunts a vivement augmenté pour les accédants à la propriété, ralentissant ainsi la reprise balbutiante du marché immobilier. Or, la résidence principale et son financement sont l’étalon du train de vie du Yankee moyen : la hausse des prix, assortie de taux d’intérêt raisonnables, lui permet d’obtenir les emprunts nécessaires au maintien de l’american way of life – c’est-à-dire la consommation boulimique. Pour peu que le Dow Jones batte en même temps record sur record, le pays a alors le sentiment de baigner dans la prospérité. Au vu du pilotage mené par la FED depuis l’ère Greenspan, il est permis de conjecturer que les Etats-Unis ont délibérément misé sur deux secteurs pour maintenir leur hégémonie : la finance et l’armement. Car le statut concédé au dollar autorise de grandes facilités. En interne, la manipulation du prix des immeubles et des titres permet d’enrichir les citoyens sans qu’il y ait production de valeur ajoutée (les plus-values virtuelles sont transformées en emprunts réels). A l’étranger, la fabrication de dollars à la demande permet de razzier le maximum de richesses. Et les pays récalcitrants se voient menacés de la puissance de feu américaine, voire agressés s’ils s’obstinent à refuser de payer le tribut. Une stratégie rustique, mais efficace.

D’autres facteurs ont toutefois pu encourager la FED à poursuivre sa politique ultra-accommodante. Le premier relève de la situation réelle du pays et de la sincérité des statistiques publiques. Les analystes sont de plus en plus nombreux à se montrer sceptiques face aux chiffres officiels –et pas seulement aux Etats-Unis ; d’autres doutent que le rebond observé soit durable, tant en termes de croissance que d’emploi. Bref, l’hirondelle n’annoncerait pas nécessairement le printemps. Autant d’arguments pour que la FED ne mollisse pas dans son « soutien » à l’économie, d’autant que Bernanke a apostasié le critère du taux de chômage comme indicateur avancé de sa politique. Comprenne qui pourra. Le deuxième facteur pouvant avoir influencé la décision est plus inquiétant, et il est peu probable qu’il ait été enregistré dans les minutes de la réunion. C’est l’énorme incertitude attachée à l’interruption de la transfusion massive de liquidités. Car sur la simple perspective de son ralentissement futur, même modéré, les taux longs sur le dollar ont augmenté de 50%. Jusqu’à quels sommets se propulseront-ils en cas de désengagement de la FED, même progressif ? Et que se passera-t-il lorsque la Banque entreprendra de retirer du marché les liquidités excédentaires, comme le commanderait le retour à l’orthodoxie ? Autant chercher à imaginer Armageddon. Si bien que la vraie raison de la (non)décision de la FED, c’est peut-être qu’il lui paraît plus risqué de devenir raisonnable que de demeurer téméraire. Il faut que les Boursiers soient bien anesthésiés pour ne pas s’en inquiéter.

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