L'Allemagne sur la sellett

L’Allemagne sur la sellette

Il n’est pas confortable d’être prospère dans un environnement de canards boiteux. Le FMI, le Trésor américain et maintenant la Commission européenne accusent les excédents commerciaux allemands d’être responsables de l’atonie générale. Alors que le principal coupable des déséquilibres, c’est la monnaie.

Croissance mondiale cherche locomotives. Telle est en substance la petite annonce diffusée avec insistance des deux côtés de l’Atlantique. Et le message s’adresse à un même pays : l’Allemagne. Après les banderilles du FMI, le Trésor américain a lancé les hostilités en accusant Berlin de brider sa consommation intérieure et de privilégier les exportations à outrance. Une stratégie qui écraserait la reprise dans les autres pays de l’Union européenne – ses principaux clients : voilà pourquoi, docteur, la croissance européenne est muette. Venant d’un pays qui ne parvient pas à tenir les rênes de sa dette, qui fabrique de l’activité factice en imprimant des dollars de Monopoly et qui exporte massivement ses désordres partout dans le monde, les leçons de politique économique sont plutôt malvenues. D’autant que la modération des salaires, la rigueur fiscale et les recettes d’exportation constituent la prescription systématique du FMI à tous les Etats de la planète –ceux dont les finances sont en vrac, à tout le moins, ce qui n’est pas le cas de l’Allemagne. Mais on peut penser que la Maison-Blanche n’a pas pu résister à la tentation de houspiller dame Merkel, comme mesure de rétorsion à la colère irrévérencieuse qu’ont suscitée les pratiques impudiques des services de renseignement yankees. L’oncle Sam ne rate jamais une occasion de prêcher la morale américaniste à la terre entière, mais il ne supporte pas d’être pris en flagrant délit, le doigt dans le pot de miel.

En tout cas, en fidèle relais des injonctions étasuniennes, la Commission européenne est venue apporter son blâme technocratique à l’excédent commercial teuton. Avec toutefois la courtoise modération qui s’impose, lorsque l’on s’adresse à la première puissance de l’Union. Précisons toutefois que cette question n’est pas nouvelle dans les relations intracommunautaires. Le thème figure expressément dans le cahier des charges au chapitre des déséquilibres macroéconomiques : un Etat ne saurait dégager un excédent commercial supérieur à 6% de son PIB pendant trois années consécutives, sans être sommé de corriger le tir par des mesures appropriées. Et menacé d’éventuelles sanctions pour l’insolence de son succès. La classe européenne est ainsi conçue que les cancres, près du radiateur, sont finalement mieux considérés que les forts en thème du premier rang : ce qui est récompensé chez les premiers est sévèrement réprimé chez les autres.

L’option keynésienne

Cela fait maintenant beaucoup plus de trois ans que l’excédent commercial allemand dépasse les 6% de son PIB. Et même s’il se contracte un peu, il demeurera au-dessus de ce niveau sur les années qui viennent. C’est la rançon de l’excellence de son industrie et du pragmatisme de sa population, tout particulièrement des syndicats de travailleurs qui ont accepté de sacrifier à l’intérêt général une partie des salaires, et ce sur une longue période. Ils en recueillent maintenant les fruits, par une majoration significative des rémunérations et, probablement, l’instauration d’un salaire minimum qui améliorera le sort du Lumpenproletariat, aujourd’hui principalement représenté par une main d’œuvre immigrée et notoirement exploitée. Convenons-en : pour tous les autres Etats de l’Union, la réussite allemande est agaçante. Convenons-en aussi : la monnaie unique est un atout majeur pour la pénétration des produits allemands en Europe. Car les pays les moins compétitifs ne peuvent user de l’arme de la dévaluation pour combler le différentiel. Si bien que dans les cas d’un naufrage à la grecque, Berlin est partagé entre la pingrerie spontanée à l’égard des impécunieux, et la crainte de mettre en péril l’euro, qui participe largement à ses succès commerciaux.

On en revient ainsi à repositionner la monnaie au centre des débats, une place qu’elle mérite assurément. Et qui pourrait bien être prééminente pendant la campagne des élections européennes. Une campagne dont les observateurs patentés redoutent, avec des trémolos d’angoisse, la pollution par les « populistes » qui dénoncent les dommages irréversibles de la monnaie unique et l’« horreur économique » générée par une Europe de mercantis. Ces accusations sont peut-être populistes, mais elles ne sont pas dépourvues de pertinence. Et ce n’est pas d’hier que le déséquilibre prolongé des balances commerciales, qu’il s’agisse de déficit ou d’excédent, a été identifié comme un facteur de tensions entre Etats et un efficace fauteur de troubles monétaires. Keynes, en particulier, avait proposé de pacifier le commerce par la création d’une monnaie internationale à laquelle chaque devise aurait été reliée par un lien fixe, les transactions étant toutes réglées par l’intermédiaire d’une Chambre de compensation. Dès lors qu’un Etat afficherait une balance commerciale fortement excédentaire ou fortement déficitaire, sa devise serait automatiquement réévaluée ou dévaluée, de façon à favoriser un retour vers l’équilibre. Dans un tel système, c’est bien la monnaie qui est la variable d’ajustement et pas le niveau général des salaires, lequel est aujourd’hui le paramètre-clef de la compétitivité d’un pays : pour réussir à l’export, les industriels sont contraints d’écraser les rémunérations et donc, indirectement, de limiter la consommation autochtone. Avec un ajustement régulier des parités monétaires, la production nationale trouverait ses débouchés tant à l’étranger que sur son propre sol ; il ne serait plus indispensable de saigner à blanc ses salariés pour écouler ses produits. Une telle approche suppose, on l’aura compris, que chaque nation soit autonome ; qu’elle dispose donc de sa propre monnaie. Tel n’est pas le cas de l’Eurozone, bien entendu. Sans quoi le mark aurait depuis longtemps été réévalué, et la drachme laminée. Cela n’empêcherait pas pour autant les Allemands d’être prospères. Mais les Grecs ne seraient sans doute pas réduits à la misère…

Visuel : Photos Libres

deconnecte