L'Argentine au tribunal

L’Argentine au tribunal

Le dossier douloureux de la restructuration de la dette argentine est normalement bouclé depuis plusieurs années. Sauf pour deux fonds vautours, qu’un juge américain vient d’enrichir crapuleusement – au moins sur le papier. Une remise en cause, juridiquement suspecte, du compromis arbitral.

Pour se faire une petite idée de ce qui peut se produire dans un pays confronté à une situation financière grave, il est instructif de se pencher sur le cas de l’Argentine. L’été dernier, le gouvernement mettait officiellement un terme à un épisode traumatisant de l’histoire récente du pays. Par le remboursement des titres émis en contrepartie du gel, en 2001, des avoirs bancaires des autochtones, après avoir renoncé à l’ancrage du peso au dollar (le peg : 1 peso= 1 dollar), qui provoqua une forte dévaluation de la monnaie nationale. La mesure fut baptisée « corralito », soit dans l’idiome local « petite basse-cour », un poulailler étriqué dans lequel les Argentins furent confinés comme volaille promise à l’abattage : ils ne pouvaient plus disposer librement de leurs liquidités dépréciées. Une interdiction imposée dans le but de stopper la fuite des capitaux et le courant de retraits massifs auquel étaient confrontées les banques. Lesquelles furent sauvées du désastre par ce dispositif radical. Et elles ont largement profité de l’amortissement récent, au nominal, des titres émis en contrepartie des comptes-courants. Car leurs détenteurs privés durent, le plus souvent, les brader au banquier en contrepartie de cash : l’épargne des ménages fut ainsi doublement écornée.

Ce n’était pas la première crise essuyée par l’Argentine, minée à l’époque par une économie chaotique et des désordres sociaux récurrents. Mais elle a laissé des plaies douloureuses dans la population, dont toutes ne sont pas cicatrisées. Pas plus que celles infligées aux créanciers du pays : ils furent acculés à une restructuration cinglante. Le gouvernement argentin finit par imposer un « haircut » de 75% sur une dette extérieure d’environ 100 milliards de dollars, au terme d’âpres négociations qui ne se sont achevées qu’en 2009. Le deal a finalement été accepté par tous les créanciers, sauf deux hedge funds américains qui réclament le remboursement au nominal. Un juge fédéral américain vient de jeter un pavé dans la mare : il a fait droit à leur demande et enjoint l’Etat argentin de procéder derechef au paiement.

Le droit international ignoré

En ces temps de chamailles innombrables sur les dettes souveraines, que tout investisseur lucide sait fragiles, la décision du juge américain apporte de nouvelles ombres au tableau. Pas sur le plan moral : les deux fonds incriminés ont acquis leurs titres sur le marché, à des conditions de misère. Si bien que le deal conclu leur aurait déjà apporté un bénéfice substantiel. En ferraillant pour obtenir le nominal, ces fonds vautours se sont battus pour gagner le jackpot (environ huit fois la mise, ce qui a justifié d’engager de gros honoraires d’avocats). C’est l’illustration d’une dérive, souvent relevée dans ces colonnes : désormais, le secteur économique dégageant la meilleure valeur ajoutée n’est ni l’industrie, ni la finance, mais l’obsession procédurière. Un secteur qui prospère d’autant mieux que la mondialisation a généré un confusionnisme juridictionnel redoutable. Selon les principes du libre-marché en vigueur sur le terrain commercial, les plaignants saisissent maintenant l’appareil judiciaire qui leur paraît le plus approprié à la cause. Et s’asseoient sur les principes du droit international qu’il a été si laborieux d’instaurer.

Au niveau pratique, un plan de restructuration s’impose à tous les créanciers dès lors que 70% au moins d’entre eux y ont souscrit. Dans le cas des emprunts argentins, le taux dépasse 90%. Mais selon l’approche anglo-saxonne, qui privilégie le droit du contrat, une telle mesure ne peut s’appliquer que si elle a été expressément actée dans les conditions d’émission. Or, le droit yankee surclasse depuis longtemps le droit international, selon les conventions unilatérales de l’Oncle Sam. Voilà pourquoi tout Etranger hésite avant d’affronter un Américain devant le tribunal : l’ingénierie juridique locale est tellement sophistiquée qu’elle crée, à la demande, une jurisprudence favorable à ses ressortissants. Dans le cas qui nous préoccupe, la décision du juge fédéral est de nature – si elle est entérinée – à rendre caduc l’accord passé avec la totalité des autres créanciers. Et à rendre improbable toute restructuration souveraine à l’avenir.

Deux autres aspects du dossier mériteraient d’être explorés. Tous deux concernent la compétence du tribunal US à se saisir de l’affaire. Le premier, par la personnalité des plaignants. Si ces derniers sont bien américains, les fonds qu’ils représentent sont domiciliés dans un paradis bancaire. C’est-à-dire hors de portée de la loi étasunienne. Le second, par un principe général du droit international public : selon la règle de l’immunité de juridiction des Etats étrangers, tout différend entre un particulier et un Etat ne peut être porté que devant les tribunaux de cet Etat. Au cas d’espèce, seul un tribunal argentin aurait été compétent, à moins que le droit international ait à ce point évolué depuis les études du signataire. Chacun conviendra qu’une telle exigence n’est guère confortable pour le plaignant, ce pourquoi les litiges de cette nature se règlent ordinairement par voie d’arbitrage – comme la restructuration de la dette dont il est ici question. Seulement voilà : s’il est possible de remettre en cause le compromis arbitral devant une juridiction ordinaire, même incompétente à l’aune du droit international, alors ce mode pacifique de résolution des conflits est appelé à disparaître. Au cas présent, il ne reste plus aux Américains qu’à déclarer la guerre aux Argentins. Les connaissant, cette hypothèse n’est pas à exclure…

Visuel : © Photos Libres

deconnecte