L’autisme de la finance

La planète financière s’est définitivement installée sur un nuage et se croit hors d’atteinte des aléas ordinaires. Elle réécrit l’Histoire à sa convenance et snobe le risque géopolitique, sous le bouclier protecteur des banques centrales. Les autorités européennes entretiennent délibérément son autisme. Surréaliste.

Il existe une petite coterie d’exégètes qui passent toute leur vie à décrypter les prophéties de Nostradamus. Leurs résultats sont surtout probants pour prévoir les événements qui ont déjà eu lieu. Plus nombreux sont les analystes qui planchent sur les textes ésotériques de notre temps que sont les discours des présidents de banques centrales. Cette spécialisation a débuté voilà quelques dizaines d’années, quand le célébrissime Alan Greenspan accéda au fauteuil de la FED américaine. Car ses interventions publiques étaient plus indéchiffrables encore que l’énigme du Sphinx. Une volonté délibérée de l’intéressé, comme en témoigne sa fameuse saillie : « Si vous avez compris ce que je veux dire, c’est que je me suis sans doute mal exprimé ». Ainsi donc, au vu du rôle décisif que joue désormais le Banquier central américain dans la marche du monde, ses interventions sont systématiquement passées au scanner de la linguistique, par les innombrables spécialistes de la Kabbale financière. Car le Banquier central doit être transparent sur sa stratégie, mais secret sur ses batteries ; il doit convaincre les agents économiques d’adopter une conduite raisonnable, laquelle viendra valider ex post la politique qu’il est supposé avoir lui-même décidée. Du grand art. En d’autres termes, le rôle de la FED consiste à manipuler les opérateurs de marché, pour contrarier leur tendance naturelle à tutoyer l’« exubérance irrationnelle ».

C’était donc, récemment, la première apparition publique de Janet Yellen en qualité de présidente de la FED. Toute nouvelle à ce poste, elle ne maîtrise pas parfaitement le sabir du banquier central et s’exprime encore (trop) clairement. Elle a confirmé sans détours la réduction des achats de titres au rythme de 10 milliards de dollars par mois. Le quatitative easing en cours prendra donc fin à la saison des vendanges, conformément aux anticipations. Les marchés ne s’en inquiètent pas, dès lors que la croissance semble être revenue : l’économie est ainsi supposée substituer des richesses réelles aux perfusions virtuelles de la FED. Quant à la remontée des taux directeurs, Janet a confirmé les propos de son prédécesseur Bernanke : elle interviendra « dans une période de temps considérable » après l’achèvement du « tapering » (ainsi nommée la réduction d’achats de titres). Nouveau soupir de soulagement des Bourses, qui adorent l’argent bon marché. Et ça fait combien de temps, une « période considérable », demande ingénument un journaliste ? « Quelque chose autour de six mois », répond alors Janet Yellen, après un chouïa de réflexion. Stupeur des milieux financiers : certes, six mois sont pour eux du très long terme. Mais un très long terme plus court que ce qu’ils avaient imaginé…

Une sécurité illusoire

Ainsi donc, pour son premier Conseil de la politique monétaire, Janet Yellen a fait dévisser les marchés. Mais dès le lendemain, les kabbalistes se sont repris, grâce à l’analyse du body language - le langage du corps. Il s’avère que l’alphabet corporel de Janet aurait démenti ses propos : ses postures sont celles d’une colombe et non celles d’un faucon de la politique monétaire. Il faudrait donc comprendre le contraire de ce qu’elle a dit, à savoir que sa bienveillance à l’égard de Wall Street est garantie pour l’éternité. En foi de quoi les marchés ont-ils repris leur envol et balayé les (lourdes) incertitudes nées de la Crimée, en particulier, si l’on en juge à la stratégie jusqu’au-boutiste adoptée par les parties (au moins sur le plan verbal). A moins que ne se confirment les allégations de certains observateurs, selon lesquelles USA et Russie se seraient déjà accordés sur une réforme constitutionnelle de l’Ukraine, visant à conférer une structure fédérale au pays – ou à ce qu’il en reste désormais, après amputation de sa péninsule.

En tout cas, il semble bien que la planète financière se soit définitivement convaincue de son invulnérabilité. Et qu’elle interprète à son avantage les faits, ainsi que les dires et les actes émanant des organismes ou institutions susceptibles de lui porter ombrage. Convenons que les autorités n’hésitent pas à adopter des postures emphatiques propres à encourager l’enthousiasme. Le Parlement et le Conseil européens se sont ainsi bruyamment auto-congratulés pour le compromis de dernière minute obtenu sur l’Union bancaire. Pourtant, il manque au dispositif validé l’essentiel de la finalité de l’Union bancaire, à savoir une authentique mutualisation des risques au sein des Etats-membres. Car le MES (Mécanisme européen de stabilité), doté d’un potentiel significatif (500 milliards d’euros) ne pourra être sollicité en cas de défaillance bancaire. Et si le fonds d’intervention ad hoc, abondé par les banques elles-mêmes, sera constitué en huit ans au lieu des dix initialement prévus, sa puissance de feu maximale n’atteindra que 55 milliards d’euros. Ce qui est objectivement mince en regard des risques encourus : pour mémoire, la nationalisation de Hypo Real Estate (« petite » banque allemande, réputée non systémique), a coûté plus de 100 milliards d’euros à Berlin. En tout cas, le précédent chypriote – présenté en son temps comme exceptionnel – est désormais sacralisé. En cas de défaillance bancaire, l’organe de résolution fera appel en premier lieu aux créanciers et aux déposants. Il est donc désormais confirmé que les dépôts supérieurs à 100 000 euros seront systématiquement engloutis, avant l’intervention de tiers « sauveteurs ». Pas étonnant que quelques grandes firmes aient décidé de créer leur propre banque : ce n’est finalement pas très coûteux. Et cela peut éviter de grosses déconvenues.

Visuel : © Francisco Gonzalez

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