L’Europe Bolkenstein

La grogne du foot professionnel ne concerne qu’une poignée de clubs. Mais elle est indirectement révélatrice du malaise originel de l’Europe communautaire, bâtie sur des objectifs exclusivement économiques. Bannissant le sentiment national. Un contexte qui légitime l’« habileté fiscale » aujourd’hui tant décriée.

Ce qui est remarquable dans l’élaboration du prochain budget, c’est que le suspense promet de durer jusqu’à la fin de l’année. Non qu’il faille redouter un « shutdown » à la française, encore que la majorité parlementaire soit devenue tellement « plurielle » qu’il est de plus en plus difficile d’établir un consensus en son sein. Reconnaissons que l’exercice est nettement plus délicat qu’aux temps heureux où la récurrence des déficits budgétaires ne préoccupait ni les gouvernements, ni les marchés financiers, tous étant confiants dans le gisement inépuisable offert par les contribuables. Une telle approche n’est pas complètement irréaliste, sous réserve d’envisager de recourir à la contrainte physique contre le pékin, dès que la pression fiscale s’apparentera à une spoliation pure et simple. Nous n’en sommes pas encore arrivés là, enfin pas tout à fait, mais la multiplication des nouveaux prélèvements commence à soulever des mouvements protestataires bien moins policés que les plus âpres des débats parlementaires. Ce qui a conduit le Gouvernement à faire machine arrière sur pas mal de dossiers, souvent insuffisamment préparés : il est devenu habituel de concevoir une mesure au lever, de rédiger le texte après le déjeuner et de le soumettre au vote avant la collation vespérale. On exagère à peine. Dans certains cas, l’Elysée a préféré jeter le bébé avec l’eau du bain, par crainte que les protestations ne dégénèrent en bronca ingérable ; dans d’autres, c’est l’option de la temporisation qui a été retenue. Comme pour l’écotaxe – votée sous la précédente législature – dont l’entrée en vigueur, prévue au 1er janvier prochain, est différée sine die. En attendant, les ressources attendues de ces mesures ajournées doivent être compensées. Ce qui suppose de nouvelles propositions, elles-mêmes exposées à une vigoureuse contestation, dès lors que notre pays a inauguré un nouveau mode de « discussions » budgétaires.

Prime à l’habileté

Tel ne devrait pas être le sort de la fameuse « taxe à 75% », mesure symbolique de la campagne présidentielle qui à ce titre ne peut être évacuée, en dépit de son modeste rendement fiscal présumé. Il est assez symptomatique que le Medef n’ait pas fait un fromage de ce deuxième texte – le premier ayant été rejeté par le Conseil constitutionnel : on peut supposer qu’un arsenal de pare-feu a désormais été mis en place par les stratèges juridiques. Et puis c’est l’entreprise qui paiera, épargnant ainsi les bénéficiaires des très hautes rémunérations, dont l’ampleur n’est pas toujours justifiable… En revanche, quelques clubs de foot professionnel se disent gravement fragilisés par cet impôt, dont l’impact ne sera pourtant que marginal en regard des salaires mirobolants qu’ils versent à leurs stars, et des prix de transfert astronomiques qu’ils consentent pour les acquérir. Pas étonnant, donc, que leur malaise n’ait pas vraiment ému l’opinion, ni que l’Exécutif soit resté ferme dans ses intentions. Verra-t-on se constituer des entreprises de location de footballeurs, implantées hors de notre territoire, qui offriront leurs services aux grands clubs français ? Des footeux « Bolkenstein » en quelque sorte, du nom de cette directive européenne qui rendit célèbre le plombier polonais, et qui continue de faire le bonheur de quelques entreprises à fort taux de main d’œuvre, comme le bâtiment. L’hypothèse ne peut être exclue, en dépit des efforts louables, bien que peu productifs, de lutte contre les artifices juridiques et fiscaux auxquels recourent les grandes firmes pour squeezer la réglementation autochtone.

De ce fait, la rage du microcosme footballistique pourrait avoir un impact bien supérieur à l’enjeu financier de la nouvelle taxation. Pas vraiment à cause de la « grève » projetée à la fin du mois, qui n’est jamais que le report des rencontres programmées à cette date. Mais par l’effet du dispositif sur la qualité du recrutement des grands clubs français, déjà pénalisés par l’inflation salariale : les surcoûts les obligeront à réduire la voilure, et donc à se montrer beaucoup moins compétitifs dans les championnats européen et mondial. Pas grave, penseront les (rares) citoyens que le foot laisse indifférents. Mais les empoignades sportives constituent la principale occasion, pour le pékin français, d’exprimer avec ferveur son appartenance nationale – son patriotisme ou son chauvinisme, si l’on préfère -, un sentiment politiquement incorrect dans le catéchisme de l’Europe communautaire (la Nation relève d’un discours « populiste » ; elle est donc brocardée par les eurobienpensants). Ainsi, le sort microscopique des clubs de foot devient un puissant révélateur des tendances lourdes du processus européen, exclusivement bâti sur des considérations économiques. Le Français est légitimement patriote lorsqu’il défend ses vins, ses fromages et son équipe de foot. C’est le nationalisme fun. Du folklore de café du Commerce. S’agissant de ses intérêts économiques personnels, il doit raisonner « européen ». Donc choisir de domicilier son activité en Angleterre, sa holding aux Pays-Bas, sa résidence en Belgique et ses petites économies en Autriche. Et régler à ses conseillers fiscaux (luxembourgeois) des honoraires à peine inférieurs aux impôts qu’il n’acquitte plus en France. Tel est le profil conforme à l’idéologie dominante. Nul ne peut en conséquence s’étonner que les entreprises et les particuliers déploient des trésors d’« habileté » fiscale et sociale pour optimiser leur situation. Il est incongru dans ce contexte de faire appel à leur patriotisme. Ne reste plus alors que le recours à une répression féroce, qui encouragera les derniers hésitants à l’exil définitif. Merci l’Europe.

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