La BCE tentée par l'hérési

La BCE tentée par l’hérésie

Dans un monde de tricherie, la vertu ne paie pas. Tel est sans doute le constat auquel est parvenue la BCE, qui vient officiellement de renoncer à l’orthodoxie monétaire. Empruntant à la Fed américaine et à la Banque d’Angleterre leurs pratiques hérétiques. Mais pouvait-elle agir autrement ?

La BCE serait désormais « ready to do whatever it takes to preserve the euro », selon son président, Mario Draghi. C’est-à-dire prête à faire tout ce qu’il faut pour préserver l’euro, dans la traduction littérale. Avec un bel ensemble, la presse francophone a titré de façon plus synthétique que la BCE était « prête à tout pour sauver l’euro ». Une transcription sans doute un peu hardie, mais finalement conforme à l’esprit de la communication draghienne. Car personne ne peut raisonnablement douter que la Banque n’ai pas fait jusqu’alors « ce qu’il faut », c’est-à-dire son travail ordinaire, pour assurer à la monnaie européenne la santé et la longévité qu’elle mérite. Si bien que pour avoir cru nécessaire de rappeler cette évidence, il fallait bien que la BCE eût un nouveau message à véhiculer : qu’elle allait faire « plus », à savoir multiplier les « moyens non conventionnels », ceux que la langue commune traduit par « moyens illégaux ». Au moment où le gouvernement français nomme une commission pour « moraliser la vie politique », de quoi démoraliser définitivement les quelques citoyens qui croyaient encore en la virginité des élus, l’Institut d’émission s’apprête à institutionnaliser l’apostasie des règles juridiques et morales qui régissent son statut. « Et croyez-moi, ce sera suffisant », a ajouté Draghi, comme pour prévenir que le Banquier central allait vraiment se lâcher.

Bien que l’institution n’ait en rien détaillé le contenu de son action à venir, les marchés ont immédiatement réagi, avec un entrain spectaculaire, à l’aveu de l’abandon inconditionnel de ce qu’il est convenu d’appeler l’orthodoxie financière. Entendons par là que les Bourses ont anticipé l’intervention massive de la Banque sur les créances souveraines : elle serait ainsi susceptible de gonfler son bilan sans modération, soit par l’achat de dettes d’Etat sur le marché secondaire, soit en pensionnant ad vitam celles que détiennent les banques commerciales. Dans ce scénario digne de Cendrillon, tous les malades des temps présents seraient miraculeusement remis sur pied : les Etats pourraient désormais réemprunter sans contrainte, et à des conditions normales, puisque la Banque centrale serait à tout moment susceptible d’accepter le papier. Pour les mêmes raisons, les banques commerciales échapperaient à l’épée de Damoclès du défaut souverain : ainsi délivrées de cette hypothèque, elles pourraient de nouveau irriguer l’économie réelle de leurs prêts bienfaisants. Nous serions ainsi entrés dans une ère nouvelle régie par un paradigme salvateur : quand l’argent manque, il suffit d’en fabriquer.

Sauve-qui-peut

On ne peut pas dire que cette stratégie soit novatrice. Les premiers à l’avoir utilisée sans déclencher les désordres « à la Weimar » sont les Japonais, après l’éclatement de la bulle immobilière. L’Etat et la Banque du Japon ont absorbé une large part des dettes irrécouvrables, avec le concours bienveillant de l’épargne autochtone : ces trois acteurs se tiennent par la barbichette et tant qu’aucun d’eux ne lâche prise, le système perdure. Plus récemment, Américains et Britanniques ont emprunté la même voie. Par recours au « quantitative easing », c’est-à-dire la création monétaire nécessaire au financement de la dette d’Etat. Et que s’est-il passé ? Eh bien, rien : certes, l’activité économique n’en a pas été dopée pour autant. Mais les prix n’ont pas dérapé de façon sensible : normal, tout cet argent « ne redescend pas » dans la sphère réelle. Le gros avantage toutefois, c’est qu’il permet de maintenir l’illusion de la solvabilité du système financier. L’illusion que les banques sont costaudes et que l’épargne privée, principalement adossée à des créances, a bien la valeur de ce qui est inscrit dans les relevés de compte. De fait, la monétisation de la dette est l’équivalent de la morphine chez les grands malades : elle supprime la douleur mais n’épargne pas le trépas. Et l’Institut d’émission devient une énorme bad bank.

On peut avancer une explication au revirement (rhétorique) de la BCE face à des pratiques qu’elle a jusqu’à maintenant condamnées, sans toutefois y renoncer complètement. Il est évident que la situation financière de nombreux Etats européens devient désespérée. Les taux d’emprunt exigés des pays surendettés conduisent inexorablement au défaut. Sans que l’on puisse mobiliser la « solidarité » appropriée : quand bien même serait-elle unanimement acceptée par les membres du club (ce qui n’est pas le cas), elle serait inopérante sans l’annulation préalable d’une part significative de la dette historique. Il n’y a donc pas de solution crédible dès lors que l’on refuse l’hypothèse libératoire d’un défaut massif. De ce fait, au fur et à mesure que s’estompe la « tendance Bundesbank » au sein de la BCE, autrefois personnifiée par le Français Trichet, c’est la « philosophie Goldman Sachs », efficacement véhiculée par l’Italien Draghi, qui s’impose au Conseil de la politique monétaire. Non que les différents gouverneurs soient soudainement conquis par le bien-fondé ou la licéité du « quantitative easing ». Seulement voilà : c’est la dernière flèche dans le carquois. Puisque les honorables confrères et néanmoins concurrents ont usé de cette arme déloyale sans dommage majeur, au moins jusqu’à maintenant, s’accrocher à l’orthodoxie relève du comportement suicidaire. Si bien que pour « sauver » l’euro, il n’y a plus qu’une seule issue : le contaminer du même mal incurable qui infecte désormais toutes les grandes monnaies. Et prier pour qu’un miracle survienne ou que la fin soit indolore. Morituri te salutant.

deconnecte