La dette au plafond

Le monde a accumulé la dette la plus astronomique de tous les temps. Largement supérieure, en tout cas, à ce qu’il ne saurait rembourser. Nombre d’Etats sont dans le lot des débiteurs impécunieux. Certains commencent à revendiquer une restructuration vigoureuse, pour rendre possible le retour de la croissance.

La publication des chiffres de l’inflation a toujours suscité un intérêt soutenu. Mais les temps changent : désormais, toute hausse des prix est accueillie avec un soupir de soulagement. Il en va ainsi de notre pays : en tendance annuelle, l’inflation est passée à 0,9% en février contre 0,6% en janvier – qui aura cette année été un mois de soldes authentiques. Au sein de la Zone euro, la moyenne est restée inchangée à 0,8%. Cette stabilité a été le principal argument développé par la BCE pour maintenir en l’état sa politique monétaire : il n’est apparemment pas possible de diagnostiquer une tendance bien affirmée pour l’évolution de la conjoncture. Mais l’UE continue de ramer dans les eaux fangeuses d’une inflation « inférieure à 1% », expressément reconnues par le Banquier central comme « dangereuses », car susceptibles de nous faire dériver vers l’écueil de la déflation. Et ainsi d’entraîner l’Union dans la dépression, qui est à l’économie ce qu’un naufrage est à la navigation. Il est donc légitime que les observateurs s’interrogent sur la lucidité de la BCE. Les moins optimistes redoutent une stagnation générale de l’activité – du reste, les prix ont régressé le mois dernier en Allemagne et en Italie ; l’inflation est même devenue nulle en Espagne. Toutefois, pour expliquer le prudent immobilisme de la BCE, il faut noter la nette baisse des coûts de l’énergie depuis le début de l’année, qui gomme totalement la progression des prix enregistrée dans l’industrie et les services.

Quand bien même la conjoncture serait-elle en voie de rétablissement, les perspectives de croissance demeurent modestes. Trop faibles, en tout cas, pour neutraliser la hausse mécanique de l’endettement souverain, qui constitue le premier sujet de préoccupation de l’UE. C’est au nom de ce constat que d’aucuns appellent la BCE à suivre la voie tracée par ses consœurs américaine et japonaise, en recourant à l’arme atomique du quantitative easing. Une telle option a sans doute évité le hard landing promis par le surendettement. Mais cette création monétaire massive ne fait que retarder l’échéance douloureuse du rééquilibrage des comptes. Sans pour autant – comme nous l’avons maintes fois relevé dans ces colonnes – avoir provoqué un regain vigoureux d’activité. Le seul effet tangible aura été l’enflure des bilans des banques centrales concernées, et la bulle (nécessairement temporaire) des places boursières, suralimentée par la création pharaonique de liquidités.

Vers un défaut généralisé ?

Dans notre monde matérialiste, il faut se rendre à l’évidence que la « logique comptable » finit toujours par s’imposer. Que nous disent les chiffres ? A la fin de l’année dernière, la dette planétaire a dépassé les 100 000 milliards de dollars (environ 135% du PIB mondial). Sur lesquels la dette souveraine représente 43 000 mds, auxquels devraient s’ajouter cette année 2 800 mds environ – estimation des nouveaux besoins de financement sur l’exercice en cours. Quant à la dette des entreprises financières, elle est à peu près équivalente à celle des Etats – et largement adossée aux créances détenues sur ces derniers. Comprenons par là que la richesse financière (supposée) de la planète est essentiellement composée (à hauteur des deux tiers) de créances suspectes adossées à des créances douteuses. En termes plus crus, nos actifs reposent sur des serments d’ivrogne au carré. Il est difficile de calculer le montant réellement remboursable des dettes accumulées ; d’aucuns estiment qu’il faut appliquer un abattement de 50% sur la valeur nominale, et cette évaluation semble raisonnable.

Le surendettement ne peut se résoudre que d’une seule façon : par un abandon de créances, à hauteur de la fraction des prêts que les emprunteurs ne peuvent objectivement pas rembourser. Encore faut-il que les créanciers acceptent une perte réelle et renoncent aux bidouillages retors – comme ceux dont a « bénéficié » la Grèce, dont la dette est aujourd’hui beaucoup plus lourde qu’avant son « sauvetage ». Un pays dont Barroso, futur ex-président de la Commission, a déclaré qu’il n’y avait « pas de raisons qu’il soit moins apte que l’Irlande, le Portugal ou Chypre, à rejoindre le groupe des pays à succès ». On ne sait quels sont les paramètres de Bruxelles pour mesurer le succès, mais il semblerait que les pays en cause n’utilisent pas les mêmes. Par exemple le Portugal – où les prix refluent de 0,1% sur une année glissante : un groupe de 70 personnalités (de tous bords politiques, parmi lesquels d’anciens ministres, des chefs d’entreprises et des responsables syndicaux) vient de publier un manifeste pour la croissance et l’emploi. Qui repose sur un pilier essentiel : la restructuration complète de la dette nationale. Laquelle subirait une décote suffisante pour être ramenée à 60% du PIB, avec un taux d’intérêt minoré et une échéance moyenne allongée (40 ans ou davantage). Avec sa superbe habituelle, la Commission a fait savoir que la dette portugaise était « soutenable », bien qu’elle ait atteint 129% du PIB à la fin de l’année dernière. Car l’endettement devrait diminuer « dès cette année », démontrant ainsi qu’une restructuration n’est pas nécessaire, d’autant que le pays a pu de nouveau se financer sur le marché, à un taux ayant atteint « son plus bas niveau en quatre ans ». A savoir un peu moins de 5% pour le dix ans, quand l’Allemagne emprunte à moins de 1,50% sur la même échéance… On ne s’étonnera donc pas que les Portugais soient moins enthousiastes que la Commission. Et ils ne sont pas les seuls.

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