La double face du crédit

La double face du crédit

Si l’on en croit le rapport récemment publié par la BRI, le crédit ne serait favorable à la croissance que jusqu’à un certain seuil. Au-delà, il produirait l’effet inverse. Idem pour le secteur financier : quand il grossit trop, il cannibalise l’activité. Les économistes viennent de découvrir l’eau chaude. C’est bon signe.

Sommes-nous à l’aube d’une révolution culturelle sur la planète financière ? Il est sans doute prématuré d’émettre une hypothèse aussi hardie, mais il semble bien que les outrances nées de l’hyper-financiarisation deviennent perceptibles au sein même de la corporation. Un premier signal d’importance avait été délivré par Paul Volcker, past president de la Banque fédérale américaine, qui plaidait pour un retour raisonné au Glass-Steagall Act de 1933 (lequel imposait la séparation entre banque de dépôt et banque d’investissement). Un moyen efficace d’interdire à la profession de spéculer avec les capitaux des déposants, avec les risques systémiques que l’on connaît. La « règle Volcker » a bien été intégrée au Dodd-Frank Act de 2010, supposé être le contre-feu réglementaire aux débordements de la finance. Mais elle a été au préalable largement amendée – ou plutôt charcutée au point d’être devenue méconnaissable. Au même moment, Adair Turner, le patron de la FSA (le régulateur de la finance britannique), répétait inlassablement le message qu’il avait transmis en début d’année à Davos, selon lequel « une bonne partie des activités financières n’a aucune utilité pour l’humanité ». De la part du surveillant général de la City, le jugement était particulièrement sévère, voire insultant. Et témoignait accessoirement de l’amertume du régulateur, au constat de la modeste étendue de ses propres pouvoirs.

Plus récemment, le discours officiel du FMI s’est nettement infléchi (mais pas ses pratiques) : Christine Lagarde relève systématiquement les risques encore attachés à la finance mondiale, le peu d’empressement que met cette dernière à adopter des procédures sécuritaires, et le doute quant au bien fondé du statut de « trop gros pour faire faillite », accordé un peu rapidement aux grands établissements. Lesquels pourraient abuser de leur garantie d’immortalité (et ne s’en privent pas, merci pour eux). Nous n’en sommes pas encore au démantèlement des grands groupes, mais la récurrence d’observations perfides sonne comme une menace à peine voilée. Et pour couronner le tout, voilà que la BRI (Banque des réglements internationaux) publie le rapport iconoclaste de deux économistes-maison, sur le thème de la « Réévaluation de l’impact de la finance sur la croissance » [1]. Il ne s’agit pas ici de l’approche critique des pratiques bancaires, mais d’allégations autrement plus dérangeantes : les auteurs constatent qu’à partir d’un certain stade de son développement, le secteur financier n’est plus un catalyseur de l’activité mais devient un frein à la croissance. De la même façon, à partir d’une certaine dose, le crédit devient un obstacle à la prospérité. Ces conclusions sont un véritable pavé dans la mare. Certes, « les opinions exprimées dans le rapport sont celles de leurs auteurs et pas nécessairement celles de la BRI ». Mais l’effet est à-peu-près le même que si l’Osservatore romano publiait le rapport de deux cardinaux, affirmant qu’au-delà d’un certain seuil, les prières détruisent la foi.

La BRI en embuscade

Nos deux économistes ont ainsi mouliné les statistiques de 50 Etats (développés et émergents) sur les trente dernières années. Des séries longues (quand elles étaient disponibles), qui donc crédibilisent la méthodologie de l’étude. Et ils ont découvert des corrélations. En premier lieu, lorsque le secteur financier enregistre une forte croissance, il emploie de plus en plus de scientifiques issus d’autres disciplines, attirés par le haut niveau de rémunération. Autant de chercheurs et d’ingénieurs qui désertent les secteurs de l’économie productive auxquels ils se destinent d’ordinaire. L’étude ne fait pas mention des dommages collatéraux qui en résultent : la transposition des règles de la physique à la finance, et le recours intensif aux mathématiques, ont généré quelques monstres imprévisibles (en témoigne la pondération du risque dans la titrisation des crédits subprime). Ainsi, lorsque l’emploi dans la finance dépasse 3,8% de l’emploi total (beaucoup moins dans certains pays, comme la France), on observerait un déclin général de la productivité : la sphère financière siphonne l’économie réelle.

De la même façon, si l’augmentation du crédit a bien un effet dynamique sur la croissance, cet effet s’inverserait lorsque les encours dépassent 90% du PIB (on parle ici exclusivement de la dette privée). De tels résultats sont trivialement conformes au bon sens : chacun peut établir la limite à partir de laquelle l’endettement devient un fardeau, qui oblige à des sacrifices sur la consommation. Et qui a donc une influence négative sur la croissance. Pour autant, il convient d’appréhender avec prudence de telles corrélations, s’agissant ici de préjuger de l’impact d’un seul facteur (le crédit) sur un système complexe (la croissance de l’économie). A comparer avec le lien observé entre les émissions de CO2 et l’augmentation des températures, qui ne valide pas pour autant une relation de cause à effet. Mais ce qui est intéressant dans la démarche de ces économistes, c’est la mise en cause du postulat (burlesque) selon lequel le développement de la finance est toujours bon pour la croissance. En affirmant qu’elle est destructrice au-delà d’un certain seuil, le rapport balise le terrain pour une probable et très profonde restructuration du secteur. Un changement de paradigme. Car la BRI n’est pas une officine de quartier, mais le parrain des banques centrales. Mieux vaut donc scruter ce qu’elle publie, même si « les opinions exprimées ne sont pas nécessairement » les siennes.

[1Accessible sur le site de la BRI : http://www.bis.org/publ/work381.pdf

Visuel : Photos Libres

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