La France dans le viseur

La France dans le viseur

Dans le viseur des marchés, qui s’apprêtent probablement à attaquer la dette du pays. Au motif qu’elle serait considérablement surévaluée, selon l’appréciation du cabinet d’analyse financière de Warren Buffet. Qui n’a d’autres raisons de dévoiler ses travaux que celle de déclencher les spéculations hostiles. On y vient.

Mais qu’a-t-on fait, nous autres Français, au milliardaire américain Warren Buffet ? Voilà qu’une filiale de Berkshire Hathaway, la holding contrôlée par Buffet, vient d’émettre un avis tout-à-fait irrévérencieux à l’égard de la dette de notre pays. Lequel bénéficierait d’un « effet d’aubaine » dans la situation complexe et électrique que connaît l’Eurozone, en plaçant sa dette à des taux amicaux (2,25%, environ, sur l’échéance 10 ans), alors que selon les analystes en cause (attachés au réassureur suisse General-Re), le prix devrait se situer entre 4,5% et 5%. C’est-à-dire plus près des conditions imposées à l’Espagne ou à l’Italie que celles dont jouit l’Allemagne, dont la solvabilité est apparemment garantie au-delà de notre galaxie. Le phénomène résulterait du fameux fly to quality, cette course aux placements sûrs que pratiquent les investisseurs quand ils ont la trouille au ventre, et qui leur fait surpayer le papier jugé le moins risqué. Au point d’acquérir quelquefois des obligations avec un rendement négatif : en matière de « placement sûr », on connaît plus rentable (la liasse de billets sous la pile de draps, par exemple). Si bien qu’au cas d’espèce, le fly to quality s’apparente plutôt à une authentique débandade.

Pourquoi la dette française serait-elle surévaluée ? Parce que, nous disent les notateurs non patentés de General-Re, les marchés « se laissent abuser » par la croissance nulle de notre pays au deuxième trimestre, quand l’Europe, dans son ensemble, affichait au même moment un recul du PIB. Mais outre la faiblesse de la « performance », cette apparente résistance serait illusoire, car la France a continûment « perdu en compétitivité » sur la décennie écoulée – Le Medef partage le même avis. Voilà qui est hélas parfaitement avéré, et en dépit de la mise en place d’un ministère du « Redressement productif » incantatoire, il semble bien que cette fâcheuse tendance ne se soit pas inversée. Il faut donc, à regret, accepter l’argumentation comme pertinente. Avec une nuance de taille : la situation financière de notre pays n’a pas, du moins à ce jour, atteint la zone rouge espagnole ou italienne, à partir de laquelle le retour à meilleure fortune devient improbable. Si bien que l’on peut soupçonner les honorables analystes d’attiser le foyer de la chaudière boursière, en suscitant une attaque en règle du papier français. Certes, l’avis n’émane pas de Warren Buffet en personne, lui dont les sentences prennent valeur d’oracle dès qu’elles ont été prononcées. Mais s’agissant d’une opinion nette et tranchée provenant de son cabinet d’analyses, la valeur marchande de l’exocet s’en trouve singulièrement rehaussée. Au point que l’on doit tenir pour probable la tension prochaine des taux sur la dette française, quand les marchés se « laisseront abuser » par les prédictions buffetistes.

Culture de la barbarie ordinaire

A qui profite cette fuite désordonnée vers la qualité ? Selon le porte-parole du cabinet de conseil en question, principalement… aux Etats-Unis. Car la « ruée » vers les emprunts américains, britanniques et allemands, serait « compréhensible », dit-il, s’agissant de pays considérés comme « les plus fiables ». Ah bon ? C’est une façon un peu sommaire de voir les choses. D’accord, l’Allemagne est encore l’économie la plus solide du bloc occidental. Mais sa dette dépasse quand même 83% du PIB, nombre de ses Länder font de la corde raide budgétaire et ses banques, dans l’ensemble, sont très exposées aux gros risques des temps présents. Rien de commun avec la Suisse, donc, mais les Helvètes ayant des finances saines, ils n’émettent que quelques pincées d’emprunt (trop peu pour les grosses liquidités de Berkshire Hathaway). Pour considérer comme « fiable » le Royaume-Uni, il faut mobiliser une énorme cote d’amour et autant de mauvaise foi : la dette globale (publique et privée) est monstrueuse, les fins de mois se font de raccroc grâce à la planche à billets et l’économie ne repose plus que sur les fructueux brigandages de la City. Bonjour la confiance.

Quant aux Etats-Unis, leur fiabilité tient au fait qu’ils sont… les Etats-Unis. Tant que leur monnaie est irremplaçable, les énormes besoins financiers du pays continuent d’être couverts par l’étranger sans grande difficulté (au royaume des aveugles…) : plus de 100% du PIB en dette fédérale, un déficit d’exécution abyssal, des Etats fédérés en déroute, des grandes villes en cessation de paiement et une paupérisation à grande vitesse de la classe moyenne. On a connu des situations « fiables » plus reluisantes. Mais tant que l’Oncle Sam parvient à imposer son imperium, par le dollar et par ses biscoteaux militaires, tant que la plupart des chancelleries continuent de mouiller leurs braies à chaque injonction yankee (même absurde, même illégale), tant que les gouvernements « amis » suivent les prescriptions économiques suicidaires des Chicago Boys, le monde poursuit son chemin chaotique vers une chienlit garantie. Les analystes américains en général, et Warren Buffet en particulier, ne peuvent ignorer cette entropie meurtrière. Mais ils sont convaincus que l’Amérique, terre d’élection divine, triomphera toujours de l’adversité, quitte à anéantir le reste de la planète. Ce n’est pas un hasard si le trio USA-Angleterre-Allemagne porte ici le flambeau de la fiabilité : il synthétise le clan anglo-saxon, qui a sacralisé l’idéal de puissance au détriment de l’idéal de perfection hérité de la culture grecque. Une philosophie de barbares.

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