La politique du verbe

Les faits, dit-on, sont têtus. Surtout lorsqu’ils sont contrariants, comme dans les temps présents. Presque partout dans le monde, les décideurs ont donc choisi de les ignorer. Ils s’adonnent sans retenue au lyrisme incantatoire et mandatent des experts pour dessiner un avenir radieux. Bienvenue dans le monde virtuel.

Nous voici donc entrés dans une nouvelle ère de puissance et de prospérité pour les Etats-Unis. Une ère qui enterrera définitivement l’analyse des faits avérés au profit de la méthode Coué, du satisfecit incantatoire et de l’expertise propagandiste dans leur stratégie de communication. Sur ce dernier point, on observe que la Banque fédérale américaine, qui se spécialisa dans le charabia abscons sous le règne d’Alan Greenspan, vient d’inaugurer un concept novateur : le silence radio. A la réunion de Jackson Hole - le pince-fesses le plus couru de tous les banquiers centraux de la création -, Ben Bernanke a brillé par son absence, prétextant un « conflit avec son agenda personnel ». L’excuse est aussi crédible que celle d’un président de la République qui se ferait remplacer par son Premier ministre lors du défilé du 14 juillet, au prétexte qu’il doit arroser ses rosiers. De ce fait, tant la BCE que la Banque d’Angleterre ont préféré déléguer des personnalités de second rang, affaiblissant ainsi la portée d’un colloque centré sur les conséquences internationales des politiques monétaires non conventionnelles – sujet qui demeure pourtant d’une brûlante actualité.

Dans le cas de Bernanke, qui n’est pas candidat au renouvellement de son mandat (lequel prend fin en janvier prochain), les observateurs ont supposé que la manœuvre visait à mettre en avant son bras droit, Janet Yellen, fervente adepte du quantitative easing (et donc de Wall Street), laquelle n’aurait pour l’instant pas la faveur de la Maison-Blanche face au challenger Larry Summers, ancien Secrétaire au Trésor sous Clinton et présenté comme le chouchou du Président Obama. Même le Nobel Stiglitz, qui n’est pourtant pas tendre avec la sphère de la finance, défend bec et ongles la candidature de Janet – son ancienne étudiante, et des plus « brillantes ». Bref, au moment où le monde entier s’interroge sur les risques attachés à des politiques monétaires ultra-accommodantes, les principaux intéressés choisissent de se faire porter pâles et de relire les philosophes socratiques, se préparant sans doute à avaler la ciguë lorsque leurs expériences monétaires dégénèreront en tsunami dévastateur.

Les oracles des experts

En attendant, les marchés financiers ont scruté au microscope les minutes du dernier Comité de politique monétaire de la FED, fraîchement publié, avec la même concentration que des haruspices face aux entrailles de poulet. Car les milieux boursiers ne sont pas inquiets de la création monétaire pharaonique ; au contraire, ils redoutent plus que tout la fermeture du robinet à liquidités, celles qui entretiennent l’euphorie sur les marchés. Il est clair que la perfusion « non conventionnelle » de la FED, qui achète pour 85 milliards de dollars par mois de bons du Trésor et de créances immobilières, ne pourra se poursuivre éternellement. Pour les spéculateurs, la question est de savoir quand le Banquier central modèrera ou stoppera son aimable soutien aux cours obligataires. Il est depuis longtemps notoire que quelques membres de la FED sont farouchement hostiles au quantitative easing ; les opposants demeurent toutefois minoritaires. Pour autant, les minutes du dernier Comité ne délivrent pas d’information précise sur le calendrier. Tout porte à penser que le freinage débutera avant la fin de l’année en cours, pour peu que les signes encourageants de reprise se confirment – ce qui n’est pas garanti. Les pays émergents ont plutôt vu le verre à moitié vide, et leurs monnaies se sont fortement dépréciées face au dollar. Les pays de l’ancien monde ont préféré voir le verre à moitié plein, et les Bourses ont entrepris l’ascension de nouveaux sommets. Mais dans les deux cas, les réactions n’ont aucun lien avec l’économie réelle : le jeu est conditionné à la richesse virtuelle délivrée par les banques centrales.

Quant aux perspectives de croissance, dont tous les gouvernements escomptent leur salut, elles demeurent plutôt indéchiffrables. En foi de quoi mise-t-on beaucoup sur les incantations lyriques. Comme en France, où chaque ministre est tenu de propager la croyance en un retour à meilleure fortune avant l’arrivée du Père Noël, et planche sur la société idéale à naître en 2025, grâce aux sacrifices consentis dans le présent. Les Américains, eux, destinent en priorité leur propagande aux citoyens étrangers. Dans un rapport récent, le Boston Consulting Group (BCG, cabinet international de conseil en stratégie), délivre une image fringante des Etats-Unis à l’horizon… 2020. Selon le BCG, les States seraient en mesure de capter 5% des exportations de tous leurs concurrents à cette échéance, ce qui se traduirait par la création de 2,5 à 5 millions d’emplois. Ces prévisionnistes auront peut-être raison, mais on souhaite aux Américains que ce ne soit pas pour les motifs invoqués. Car selon eux, le sursaut de l’Amérique résulterait d’un avantage comparatif substantiel en matière de coût de la production manufacturière. Grâce à l’énergie bon marché provenant de l’exploitation des gaz de schiste, et surtout grâce au coût du travail, qui serait alors presque au même niveau qu’en Chine. Voilà donc l’avenir promis aux fils de l’Oncle Sam : un environnement dégradé par la fracture hydraulique et des salaires de nécessiteux. Voilà le prix à payer pour mériter des gains à l’export. Heureusement pour les Américains, la compétitivité du pays pourrait résulter d’un autre moyen : la forte dépréciation du dollar. Entre nous, cette perspective paraît plus probable, eu égard à la témérité de la politique monétaire de la FED.

Visuel : Photos Libres

deconnecte