La secte de Basildon

La secte de Basildon

C’est dans la petite ville anglaise de Basildon que siège le centre névralgique d’Euronext pour le trading à haute fréquence. Des serveurs mieux bichonnés que des réacteurs nucléaires et mieux protégés que l’or de Fort Knox. Le temple où transistent tous les ordres sulfureux de la secte des robots-traders…

Et puis, un jour, il y eut Fukushima. L’apparition du cygne noir, cet événement hautement improbable aux conséquences dramatiquement incalculables. On ne cessera de gloser, longtemps encore, sur la chaîne de responsabilités qui conduit à un tel cataclysme. Il est peu probable toutefois qu’une réponse univoque et définitive puisse être apportée à la question de l’exploitation du nucléaire : l’énergie est bien trop précieuse pour l’espèce humaine, ce qui interdit une approche lucide et raisonnable du problème. Et s’il est toujours possible de multiplier les mesures de précaution autour d’une centrale, la sécurisation se heurte à une double limite : son coût, d’abord, qui s’envole de façon exponentielle au point de rendre l’énergie produite non concurrentielle. Et l’impossibilité pratique de parvenir au risque zéro. Tant que le génie de l’homme n’aura pas réussi à s’approprier efficacement la seule énergie renouvelable et durable de la planète, le solaire, il y a fort à parier que l’hypothèque de l’accident nucléaire ne pourra être levée.

Le deuxième bien le plus précieux de l’espèce, c’est l’argent. On ne va pas discourir ici du caractère extravagant de cette quête inlassable, qui parvient à polluer la raison des esprits les plus brillants. Contentons-nous d’observer qu’une bonne partie de l’intelligence humaine, qui n’est pas moindre, est consacrée à la même obsession que celle des alchimistes d’antan : la pierre philosophale. En termes modernes, il s’agit de créer le maximum de richesses avec le minimum de ressources et, à la limite, de bâtir des fortunes à partir de rien. Une forme de sorcellerie qui s’exerce principalement dans les alambics de la finance. Et tout particulièrement sur les marchés, réglementés ou non, où sévit désormais la pratique démoniaque du High Frequency Trading (HFT), le trading à haute fréquence. Qui ringardise définitivement la Bourse de papa : il n’y a plus d’opérateurs humains. Les logiciels s’occupent de tout, pendant que leurs propriétaires sirotent un Jenny’s Cocktail au bar du Negresco – ou ailleurs, selon la saison.

Le trou noir du HFT

On a lu avec beaucoup d’intérêt quelques bonnes feuilles de Krach Machine , un livre-enquête sur le HFT réalisé par deux journalistes suisses. Qui pose clairement l’enjeu du système. Il ne s’agit pas d’investir, c’est-à-dire de constituer un portefeuille d’actifs offrant le meilleur rendement possible : les HF-traders n’ont plus aucune position ouverte à la clôture quotidienne des cotations, bien que les robots aient passé des centaines de milliers d’ordres pendant la séance, et… annulé la plupart d’entre eux. Le HFT est une course de vitesse : les robots font de la retape en lançant de très nombreux ordres à des cours donnés, qu’ils auront annulés avant que ne puissent être enregistrées les réponses des « vrais » opérateurs – désireux d’acheter ou de vendre les titres. L’objectif est de forcer ces derniers à accepter un cours légèrement supérieur (s’ils sont acheteurs) ou légèrement inférieur (s’ils sont vendeurs). En somme, de se poser en intermédiaires obligés, grâce à leur vitesse d’intervention, et de capturer à leur profit un différentiel de prix. Modeste, certes, mais sur une part considérable des échanges réels. A ce jour, les robots sont responsables de 60% des transactions aux Etats-Unis et d’un peu plus de 40% en Europe. Autant dire que la fixation du prix des titres se détermine sur d’autres critères que les traditionnels « fondamentaux ».

Les intervenants sur ce mode de trading sont relativement peu nombreux : une vingtaine, environ, qui spéculent pour compte propre (ce n’est pas un mode opératoire destiné à la clientèle). Les scientifiques qui conçoivent et font évoluer les logiciels (mathématiciens et physiciens, généralement de très haut niveau), se livrent une bagarre forcenée par robots interposés : le but du jeu est de susciter des mouvements de cours exploitables, sans se faire repérer par les machines ennemies. Il en résulte des stratégies de plus en plus complexes. Et aussi des accidents, quand au milieu d’une échauffourée confuse, les robots ne se déconnectent pas à temps. Comme le 6 mai 2010, à 14h42 : en cinq minutes, l’indice phare de la Bourse new-yorkaise dévissait de 10%, avant de se reprendre comme si de rien n’était. On a invoqué une « erreur » de manipulation de la part d’un modeste courtier, qui aurait ajouté quelques zéros de trop à son ordre de vente. L’explication est charmante mais n’a même pas convaincu la concierge de Wall Street : il s’agissait bien du bug d’un « algo ». D’autres anomalies se sont depuis lors produites, qui ont été rapidement détectées. Mais un accident majeur pourrait-il survenir à cause du HFT ? C’est ce que pensent les Allemands, qui rejettent sur leur Bourse 90% des ordres algorithmiques – ils sont seuls au monde à réguler la pratique. Même pour une machine, la cadence à laquelle les ordres sont passés (37 microsecondes !) est trop rapide pour permettre une « réflexion » étayée – ou une analyse circonstanciée, si l’on préfère. Si bien que la probabilité de survenance d’un cygne noir n’est pas du tout anecdotique. En dépit du brio intellectuel des chercheurs et de la sophistication du « Centre européen de liquidité » de Basildon, en Angleterre, où NYSE Euronext loge ses puissants serveurs, protégés comme les lingots de Fort Knox…

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