Le Libor en liberté

Le Libor en liberté

Méchante avarie dans la sphère financière, avec la résurgence d’une vieille affaire : la manipulation du Libor par les grandes banques, sous la bienveillante indifférence des autorités. Voire avec leur complicité. Peu probable que la curée s’achève avec le sacrifice de la volaille des traders et du gros gibier Bob Diamond.

Un public indulgent aurait raisonnablement pu penser que l’on avait déjà tout vu en matière de brigandage, dans cette cour des miracles qu’est devenue le système financier. C’était sans compter sur les ressources inépuisables de la rouerie, manifestement consubstantielle à la popote ordinaire du monde de la haute finance. Et tout particulièrement chez les praticiens anglo-américains, remarquablement créatifs dans l’ingénierie financière, avec le concours sulfureux de mathématiciens de l’école française. Nos matheux conservent leur réputation, ce qui est gratifiant pour notre ego. Mais ils concrétisaient autrefois leur talent dans la construction de ponts indestructibles, alors qu’ils s’abîment aujourd’hui dans l’abstraction de modèles chimériques qui engloutissent des fortunes pyramidales.

Ainsi donc, après les ravages de la modélisation hasardeuse et de la titrisation explosive, toujours largement pratiquées, voici que remonte à la surface une vieille histoire (son origine date de 2006), qui ne relève pas de la témérité conceptuelle mais de la truanderie pure et simple. Il s’agit de la tricherie systématique et délibérée dont se sont rendues coupables les banques (principalement britanniques), dans la fixation d’un index essentiel à la vie courante de la sphère financière : le Libor (London interbank offered rate). Ce « taux d’intérêt offert à Londres », communément dénommé « interbancaire », est supposé refléter le prix auquel les banques se consentent des prêts mutuels, en fonction de leurs excédents et besoins respectifs. On comprend sans peine que le niveau de ce taux soit très important : il est d’abord, pour les professionnels du crédit, le prix incompressible de la ressource financière, qui servira de base au pricing des prêts qu’ils sont eux-mêmes amenés à consentir. Un peu comme le cours du brut par rapport au prix du carburant. Mais le Libor est aussi devenu le principal référentiel des opérations de crédit à taux variable, ce dernier étant calculé sur le Libor (3 mois, en général), majoré d’une marge contractuelle. Et dans les économies anglo-américaines, le taux variable est la règle d’usage.

La banque Potemkine

Il faut comprendre que les pratiques interbancaires ont considérablement évolué depuis les années 1970. Avant cette époque, les banques passaient entre elles des accords verbaux, pour l’échange mutuel de capitaux en cas de besoin, à des conditions convenues. Puis les ingénieurs ont inventé la titrisation : là, il ne pouvait plus être question de se taper dans la main pour sceller un accord. Il fallait que les conditions fussent actées dans un contrat. Le Libor est né dans la nécessité, calculé de la façon suivante : chaque jour, un panel de grandes banques déclare à la Banque centrale les conditions qu’elle a consenties ou acceptées avec ses homologues ; il en est opéré une moyenne, en éliminant les valeurs extrêmes. Il ne s’agit donc pas d’un taux constaté sur le marché, mais d’un taux déclaré par les intervenants et élaboré par l’arbitre. On voit d’ici toutes les possibilités offertes par la manipulation, pour peu que les uns ou les autres, voire les uns et les autres, s’entendent pour farder la réalité. C’est exactement ce qui s’est produit en Grande-Bretagne et qui vaut à Bob Diamond, PDG de Barclays, ses embarras actuels. Accompagnés d’une tragi-comédie médiatique où les autorités monétaires et politiques tentent, sans grand succès, de masquer leur connivence avec les banquiers fraudeurs. Comme le remarque fort justement Paul Jorion sur son blog , le fait d’avoir maintenu le Libor à un niveau artificiellement bas s’est révélé être une aubaine pour les emprunteurs, particuliers et entreprises : ils ont ainsi acquitté des intérêts moins élevés. La tricherie a donc, sur ce terrain, principalement pénalisé les tricheurs. Mais les bénéfices de ces derniers sont ailleurs. Et principalement dans la délivrance d’une fausse information.

S’il était devenu notoire que certains établissements empruntaient à leurs pairs à des conditions usuraires, compte tenu de la précarité de leur situation, la sanction boursière des banques fragiles aurait été immédiate et, par capillarité, celle du secteur financier tout entier. Or, la City est le poumon de l’Angleterre : que la finance soit déstabilisée et c’est tout le pays qui est asphyxié. C’est cette cruelle réalité qui a justifié la bienveillance des autorités et peut-être même, leur complicité : le mensonge d’Etat procédait de la sauvegarde des intérêts supérieurs du Royaume. Pour tenter de sauver la face, on mène quelques boucs émissaires à l’abattoir sur l’accusation de délits collatéraux. Des traders, d’abord, accusés d’avoir exploité la manipulation du marché. Les exactions sont en effet très probables, si les traders en cause ont été « initiés ». En connaissant par avance le prix du marché, aucun spéculateur ne peut hésiter à exploiter son avantage. Ou alors, il faut qu’il change de métier. La seconde victime est Bob Diamond, qui passait jusqu’alors pour le « parrain » de la banque anglaise. Il ne nie pas les faits qui lui sont reprochés, mais s’évertue à les minimiser et à rappeler à ses juges inflexibles qu’ils ne sont eux-mêmes pas vierges de tout soupçon, voire davantage... Son chantage subliminal lui permettra peut-être de conserver le parachute de diamant qui lui est contractuellement dû, alors que la morale lui promet l’opprobre et la loi une cage de fer. Mais devant ce qui est une véritable affaire d’Etat, l’opinion publique pourrait bien faire valoir son propre verdict…

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