Les brigandages de l’Oncle Sam

Convenons-en : les banques ne sont pas un modèle de moralité, quelle que soit leur nationalité. Mais entre des délits reconnus tels dans le monde entier et ceux présentement opposés à BNP, il y a un énorme fossé. La banque française est ainsi exposée à une énorme pénalité, pour avoir ignoré la politique étrangère yankee.

« Aucune banque n’est au-dessus des lois », a déclaré l’attorney general américain Eric Holder. Ce n’est jamais bon signe quand le ministre de la Justice d’une nation démocratique se croit obligé de rappeler ce principe fondamental, selon lequel la loi s’applique à tous sans distinction aucune. Car cela laisse supposer que le doute est permis – et il l’est objectivement, dans un pays où la rigueur judiciaire peut-être inversement proportionnelle à la puissance financière du prévenu. Si en Suisse « il est interdit d’être pauvre et d’être étranger », selon la formule célèbre de John le Carré, la situation n’est guère plus confortable aux Etats-Unis. Où il est encore pire d’être riche, étranger et passible des tribunaux. Car l’Amérique tend à placer ses lois internes au sommet de la hiérarchie des normes du droit international. Il en résulte des situations complexes et délicates pour les relations entre Etats, et potentiellement très coûteuses pour les firmes incriminées. Notamment les banques. Si ces dernières avaient disposé d’une armée privée, il est probable qu’elles eussent déployé leurs troupes aux abords du Département de la Justice.
Encore que pour certaines d’entre elles, les faits reprochés relèvent incontestablement de la loi nationale.

Les banques, dans leur ensemble, ont une interprétation plutôt sportive des préceptes de la morale et des règles de droit, qu’il s’agisse de manipulation des marchés, de blanchiment de capitaux ou d’incitation des résidents à l’évasion fiscale – la témérité des établissements helvétiques a sonné l’hallali du secret bancaire suisse, un prix très élevé qui s’ajoute à des amendes substantielles. Mais d’autres situations sont plus hypothétiques sur le plan du droit, s’agissant du viol de l’embargo sur les transactions en dollars, décrété par les Etats-Unis contre certains pays – Cuba et l’Iran figurant sur la liste noire depuis des lustres. Au cas d’espèce, la BNP est exposée à une amende qui pourrait excéder 10 milliards de dollars, soit plus que le bénéfice annuel moyen de chacun de ses derniers exercices. Les négociations sont en cours, car une autre singularité de la Justice américaine, c’est que l’on y transige sa peine comme au souk. Telle est, semble-t-il, l’évolution du système judiciaire en économie de marché.

L’arme du dollar

On s’en doute, le contentieux avec BNP soulève pas mal d’inquiétudes au sein des Banques centrales autres que la FED américaine. Chez nous, le gouverneur de la Banque de France a prudemment déclaré : « Nous avons vérifié que toutes les transactions incriminées étaient conformes aux règles, lois, réglementations, aux niveaux européen et français ». Le message est clair : il s’agit là d’un problème spécifique à la réglementation américaine, trahissant l’évolution de la jurisprudence après le « changement de doctrine des Etats-Unis » en la matière : depuis quelques années, le pays considère que toute transaction libellée en dollars doit être conforme à la réglementation américaine, quand bien même serait-elle conduite par un établissement non-américain exerçant hors du sol US. Car in fine, les opérations de compensation se feront tôt ou tard aux States – surtout lorsque les montants en cause sont élevés. Au cas d’espèce, il est probable qu’une bonne part des flux incriminés concerne le négoce de pétrole iranien – donc des volumes monétaires importants.

Cotées en dollars, les matières premières se négocient quasi-exclusivement en dollars, la monnaie de réserve suffisamment abondante pour assurer la liquidité de n’importe quel marché. Et c’est bien là le problème, pour les pays qui subissent l’embargo américain, sur la base d’arguments typiquement américains – c’est-à-dire toute la mauvaise foi du monde enrobée d’un voile de vertu américaniste. En verrouillant l’usage du dollar, l’Oncle Sam dispose ainsi des moyens d’asphyxier l’économie de ses ennemis déclarés, pour peu que les banques non-américaines respectent le cordon sanitaire, bien entendu. Les pressions vont même plus loin : on a pu l’observer avec la firme française Peugeot, qui a dû en son temps abandonner le marché iranien, ce qui permet aux constructeurs yankees d’entrer en force dans le pays, maintenant que les relations de Téhéran et de Washington commencent à se réchauffer. L’embargo et le dollar sont ainsi des armes aussi efficaces que les GI, pour évincer les alliés de l’Amérique sur des marchés convoités. Avec des amis d’une telle moralité, il est préférable de n’avoir que des ennemis –avec lesquels le business est toujours possible.

A ce jour, on ne sait comment se soldera le différend de la banque française avec la Justice américaine. Sans doute ne pourra-t-elle échapper à une lourde sanction, car la contrepartie pourrait être la suppression de sa licence aux Etats-Unis et l’interdiction de transiger en dollars – perspective calamiteuse pour une banque d’envergure mondiale. Il en résulte que le statut de principale monnaie de réserve, conféré à la monnaie US sans convention internationale (la non-convertibilité du dollar en or, décidée en 1971, n’a pas donné lieu à une renégociation des accords de Bretton Woods, qui avaient institué le dollar comme pivot du système financier mondial), ce statut, donc, permet aux Etats-Unis d’user et d’abuser de prérogatives injustifiées. On comprend ainsi que les BRICS [1], dans le sillage de la Russie et de la Chine, s’emploient à réduire l’usage du dollar dans leurs transactions, faute d’avoir pu convaincre la « communauté internationale » d’instaurer un système plus juste et plus stable. Mais tous jouent la prudence. Car on l’a vu par le passé, tant en Iraq qu’en Lybie : il suffit qu’un pays annonce son intention de vendre le pétrole dans une autre monnaie que le billet vert, pour que le feu yankee s’abatte sur le pays.

[1Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud

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