Les dangers des usines à gaz

L’ingénierie financière ne connaît pas de limites. Grâce à elle, l’impossible devient réalisable. Mais au prix de bricolages qui deviennent fragiles quand la situation se détériore. Il en résulte une nouvelle action de la Commission européenne dans le dossier Dexia. Et une alerte de l’AMF dans la restructuration d’Alstom.

En matière financière, la construction d’usines à gaz est toujours une entreprise périlleuse. Si l’on fait compliqué, c’est qu’il est impossible de faire simple sans rendre apparents les écueils qui devraient logiquement interdire l’opération. La complexité sert alors de maquillage : on dissimule les conduites les plus fragiles derrière une palissade de trompe-l’œil. En croisant les doigts pour qu’il ne soit jamais nécessaire de démonter l’usine à gaz. Car là, les risques d’explosion s’accroissent dans des proportions considérables, entraînant alors des dommages incalculables. Un bon exemple nous est offert en ce moment avec le rebondissement du feuilleton Dexia, qui a déjà coûté une petite fortune au contribuable sans que la facture définitive soit encore arrêtée. Démantelé et partiellement ranimé sous l’appellation Belfius – un pied-de-nez aux déposants que de donner à la banque un nom de suppositoire –, l’établissement vient de faire indirectement l’objet d’une décision redoutable de la Commission européenne. En cause, l’augmentation de capital réalisée par Dexia en 2008 et largement souscrite par la coopérative financière belge Arco, laquelle a depuis été mise en liquidation par la déconfiture de sa principale participation. Le problème invoqué, c’est la garantie alors accordée par l’Etat belge au groupe coopératif – seul actionnaire, du reste, à avoir obtenu un tel avantage. La Commission invoque une entrave à la concurrence et qualifie cette garantie en aide d’Etat illégale, donc susceptible de faire l’objet d’un remboursement. Il semble bien, en effet, que la souscription ait été conditionnée à l’obtention de la garantie publique, même si Arco s’en défend avec une bonne foi douteuse. Au global, l’enjeu serait de l’ordre de 1,5 milliard d’euros : autant dire que les déposants de la coopérative financière, déjà mis à mal par la faillite de leur établissement, ont désormais peu de chances de revoir la couleur de leur argent, même partiellement. En dépit du soutien affiché par le Gouvernement belge, Arco aura bien de la peine à défendre son argumentation juridique pour échapper au remboursement. Les importants dommages collatéraux qui en résultent devraient générer de nouveaux épisodes à cette affaire, et écorner l’affection que les Belges nourrissent à l’égard de la Commission.

Alstom : action de concert

Une autre usine à gaz connaît ses premiers dommages, avant même d’avoir été complètement finalisée. Au cas d’espèce, ce n’est pas Bruxelles qui est en cause mais l’Autorité des marchés financiers (AMF), le régulateur français, qui s’interroge tout haut sur les modalités du dossier Alstom. Il apparaît en effet que Bouygues a prêté gratuitement à l’Etat une partie de ses titres, lui accordant ainsi un gros paquet de droits de vote, et s’est même engagé à voter dans le même sens en Assemblée générale. Plus quelques facilités complémentaires, le tout constituant à l’évidence une action de concert selon notre réglementation. De ce fait, si l’Etat faisait l’acquisition de titres sur le marché (hypothèse prévue par l’accord), les partenaires détiendraient ensemble plus de 30% du capital (Bouygues en possède déjà 29,33%), ce qui obligerait le Gouvernement à lancer une OPA sur la totalité de la société. Il n’en a ni la volonté ni les moyens, et les accords passés avec General Electric perdraient toute substance. Le grand succès vanté par le ministre de l’Economie sombrerait alors dans la confusion. Sur le fond, le Code du commerce est clair : agissent de concert « les personnes qui ont conclu un accord en vue d’acquérir ou de céder des droits de vote pour mettre en œuvre une politique commune vis-à-vis de la société ? ». Très exactement la situation dans laquelle se trouvent l’Etat et le groupe de BTP. Ce qui autoriserait les actionnaires minoritaires à exiger une OPA, potentiellement plus avantageuse sur le plan financier.

La situation n’en est pas pour autant bloquée. Et finalement, les préventions de l’AMF vont permettre de clarifier les véritables objectifs du Gouvernement dans sa participation à la nouvelle structure d’Alstom. Pour écarter l’action de concert, il est toujours possible de renoncer au prêt de titres. Mais alors, que va faire l’Etat ? Acquérir 20% de la firme auprès de Bouygues, voire la totalité de sa participation ? Faire sur le marché des emplettes plus modestes, mais suffisantes pour avoir une bonne place au Conseil d’administration ? Bien difficile de se prononcer à ce stade, car les négociateurs publics ont surtout donné l’impression de vouloir capter le maximum de pouvoir en échange d’un ticket de métro. Et de contrarier le Pdg d’Alstom, Patrick Kron, qui n’est manifestement pas en odeur de sainteté dans les ministères concernés, bien que sa stratégie industrielle soit considérée comme pertinente par les milieux compétents. On l’a compris, le principal déterminant sera… l’argent. Jusqu’où la Maison France peut aller pour garantir les objectifs prioritaires du Gouvernement. Lesquels vont donc devoir devenir explicites. On en revient ainsi à une interrogation souvent formulée dans ces colonnes : quelle est la véritable finalité de l’entreprise ? Le ministre s’honore en mettant en avant la protection de l’emploi national, des secrets industriels et de… la ressource fiscale. Il est dans son rôle. Mais le chef d’entreprise ne peut pas raisonner de la même façon, quand bien même ne serait-il pas exclusivement obsédé par l’intérêt de ses actionnaires. Sous le régime du capitalisme de marché, notre ministre n’a qu’une option pour satisfaire ses attentes : nationaliser Alstom et acheter suffisamment d’actions GE pour siéger au Conseil. Dans notre monde, tout est possible. Mais il faut avoir les moyens de ses ambitions.

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