Les dommages du collatéra

Les dommages du collatéral

L’argent ne manque pas sur les marchés financiers. En témoigne la vigueur des Bourses qui contraste avec la morosité économique. L’abondance de liquidités contribue à faire prospérer la bulle du crédit destiné à la spéculation. Et à exciter la créativité de l’ingénierie financière, dans l’optimisation du « collatéral ».

Qu’est-ce qui distingue le shadow banking – la banque de l’ombre -, qu’est ce qui différencie ce système financier parallèle de son homologue officiel ? Le nom de baptême tend à suggérer une sorte de « marché noir » de l’argent, qui impliquerait des opérations répréhensibles avec l’emploi de fonds d’origine douteuse, le tout de préférence à l’abri des paradis fiscaux. Convenons que le shadow banking n’échappe pas à ces particularités sulfureuses, mais il n’y est pas plus exposé que le système bancaire classique, lequel jouit d’une honorabilité qu’il ne mérite pas toujours. De fait, selon la définition officielle, la banque de l’ombre qualifie les activités d’« intermédiation de crédit impliquant des entités et activités en dehors du système bancaire traditionnel ». Le distinguo repose sur le fait que les opérateurs concernés ne reçoivent pas de dépôts de la clientèle, et sont ainsi exonérés de la réglementation imposée aux banques, notamment en termes de fonds propres : le premier souci du législateur est en effet de protéger le pékin contre le risque de faillite des établissements dépositaires. Pour autant, l’impact systémique de la finance parallèle n’en est pas amoindri, car elle recourt massivement au crédit, obtenu auprès des établissements traditionnels. Ainsi, la chute de Lehman Brothers (une banque d’affaires, donc relevant du shadow banking), a pu produire l’onde de choc que l’on connaît, du fait de ses emprunts contractés auprès des banques commerciales classiques, mises à mal par la défaillance du débiteur.

Bien que l’on n’ait pas (récemment) identifié d’accident majeur sur leur secteur, les hedge funds constituent une source potentielle de risque systémique, d’autant que leur stratégie de gestion est souvent très agressive et repose largement sur l’effet de levier du crédit. Ainsi, les banques traditionnelles ne sont pas les seules à être directement exposées aux possibles défaillances du système financier parallèle. Personne n’y échappe, car les emprunts en cause ont évidemment pour contrepartie des titres de créance, qui se retrouvent disséminés un peu partout, sous leur forme simple ou amalgamés à d’autres par titrisation. Se trouvent notamment exposés les compagnies d’assurance, les caisses de retraite et… les OPCVM monétaires, pourtant parés d’une réputation de grande sécurité. On comprend en conséquence que depuis la survenance de la crise financière, les autorités tentent d’imposer des normes prudentielles à un secteur qui échappe à la réglementation bancaire, laquelle est déjà considérée comme trop bienveillante. L’enjeu est de taille, car les encours du shadow banking sont considérables : 67 000 milliards de dollars en 2011, selon les statistiques à peu près fiables publiées à la fin de l’année dernière – un montant supérieur au PIB mondial...

Tentatives de réglementation

Dès les premiers craquements du système financier en 2007, les prêteurs sont devenus singulièrement plus vigilants dans leur approche du risque. Ils ont donc renforcé les garanties tangibles consenties par leurs gros emprunteurs, tant dans le système réglementé que dans le système parallèle. L’essentiel de ces garanties est constitué par le nantissement de titres de créance, sous des formes plus ou moins sophistiquées, notamment la pension livrée (forme évoluée du réméré) – le repo (repurchase agreement) anglo-saxon : sur le plan pratique, l’opération revient à une vente au comptant des titres, assortie d’une promesse de rachat au terme convenu (majoré d’un intérêt contractuel). Eu égard aux masses de crédit en cause, on imagine sans peine la taille du gisement de collatéral nécessaire à la conclusion de ces deals. Avec une contrainte supplémentaire : seules les créances « sûres » (c’est-à-dire bien notées) sont susceptibles d’être apportées en garantie. Aux Etats-Unis, où le marché du crédit est presque totalement déréglementé, le quantitative easing de la Banque centrale – visant à apporter des liquidités au marché – produit paradoxalement un effet inverse : les achats massifs de la FED, principalement en bons du Trésor, contribuent à assécher le gisement de collatéral…

A ce stade, il convient d’apporter une information complémentaire : dans la finance parallèle, le marché du collatéral brille surtout par son opacité. Il n’est pas toujours facile de s’assurer que des titres garantissant une opération ne servent pas à en couvrir une autre. Car il est licite, pour un opérateur ayant reçu des titres en pension comme garantie, de nantir ces mêmes titres pour une nouvelle transaction. Autant dire qu’en cas d’accident, les dommages à attendre prendraient rapidement une dimension systémique. C’est pourquoi la Commission européenne s’est saisie de la question et présentera, au début de ce mois de septembre, une « communication » sur la banque de l’ombre. Avec pour objectif principal de réglementer les modalités de garantie, afin d’assurer la traçabilité du collatéral : aujourd’hui, il est malaisé de savoir où se trouve réellement un actif utilisé comme collatéral, et tout autant d’évaluer le quantum de risque qui lui est associé. Car l’ingénierie financière n’a pas renoncé aux usines à gaz qui ont précipité la dernière crise ; au contraire, les techniques d’optimisation du collatéral se multiplient. Et le secteur bancaire classique n’échappe pas à la règle : une fraction croissante de leur bilan se trouve « encombrée », selon la formule consacrée, c’est-à-dire mobilisée pour satisfaire aux exigences de créanciers devenus méfiants. La finance casino a repris du service. Selon quoi la formule de G.B. Shaw n’a rien perdu de son actualité : « L’expérience nous apprend que les hommes n’apprennent jamais rien de l’expérience ».

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