Les embarras de l’euro fort

La vigueur persistante de l’euro ne témoigne pas de la santé économique de la Zone. Ni de la prospérité des Etats-membres. Ni de l’orthodoxie de la BCE, quoi que prétende notre ministre du Redressement productif. Elle reflète l’absence d’un authentique système financier mondial et la gestion calamiteuse du dollar.

Voici revenir les critiques assassines contre la « force » de l’euro et les plaidoyers en faveur d’une « dévaluation », un terme qui n’est plus vraiment approprié depuis que les monnaies ne sont plus définies par rapport à une certaine quantité de métal précieux, ni liées entre elles par un mécanisme de parités fixes ou faiblement variables – comme en son temps le Serpent, puis le Système monétaire européen. La référence au billet vert continue de prévaloir, avec des devises flottant autour d’un étalon à valeur variable, depuis que les States ont renoncé à la convertibilité en or du dollar. Bref, c’est à un non-système que sont soumis les changes depuis plus de quarante ans : les principales monnaies naviguent ainsi au gré du vent des marchés, lequel est plus capricieux encore que la météo bretonne.

Le ministre Montebourg n’est pas le premier à dénoncer les dommages collatéraux d’une monnaie forte sur les exportations, et par corollaire sur le marché de l’emploi autochtone. Il faut toutefois observer, dans le cas de la France, que l’essentiel de son business se fait en Zone euro. Et donc qu’une dépréciation de la monnaie, par rapport au dollar, n’aurait pas une incidence spectaculaire sur sa balance commerciale – sauf en termes d’importations : avec le renchérissement des achats libellés en autres devises, les importations se réduisent mécaniquement. De quoi propulser le prix des carburants, en particulier, à des niveaux dissuasifs, susceptibles de convertir les Français à la vertu écologique, plus efficacement qu’une écotaxe – encore que le principe de cette dernière demeure pertinent, quoi qu’en disent ses impétueux opposants. Bref, les observations montebourgeoises sont recevables dans leur principe, surtout lorsqu’elles relèvent que dans certains Etats, comme les Etats-Unis ou la Chine, la monnaie est « un outil sous manipulation politique ». De ce fait, les pays dont le gouvernement contrôle la politique monétaire introduiraient une concurrence déloyale envers ceux qui accordent l’indépendance à leur Institut d’émission, laissant ce dernier libre de s’adonner à son penchant statutaire pour l’orthodoxie. Comme la BCE, on l’aura compris, régulièrement accusée chez nous d’avoir hérité de l’obsession teutonne pour la rigueur monétaire.

Un tribut prélevé par les Etats-Unis

Notre Banque centrale a pourtant largement baptisé le vin du Rhin, depuis la nomination à sa tête de Mario Draghi – un Latin sorti de l’écurie Goldman Sachs, c’est-à-dire doublement étranger à la culture de la Bundesbank. Le soutien aux banques, par la mise à disposition de liquidités à livre ouvert ; les OMT, visant à racheter les emprunts souverains vomis par le marché ; la promesse récente de maintenir durablement à leur faible niveau – voire plus bas encore – ses taux d’intervention, voilà autant d’options « accommodantes » qui apostasient l’orthodoxie, et qui du reste sont critiquées ou combattues par l’Allemagne en général, et la Buba en particulier. Il n’est ainsi pas possible d’accuser la BCE d’être figée sur la stabilité des prix, sa principale mission, et de négliger le soutien de l’activité. Tout au plus faut-il reconnaître que dans ses pratiques « non conventionnelles », notre Banque centrale se montre beaucoup plus mesurée que ses homologues américaine et japonaise. Lesquelles sont engagées dans une création monétaire pharaonique, dont les effets sur l’activité restent jusqu’à ce jour modestes, mais qui entretient une inquiétante bulle financière.

Dans un tel contexte, la politique bienveillante de la BCE n’a pas les effets escomptés sur la parité de l’euro : notre monnaie a continué de s’apprécier par rapport au dollar, la FED n’ayant toujours pas manifesté l’intention de ralentir le rouleau compresseur de son quantitative easing. Lequel affaiblit le cours du dollar, quoique dans des proportions finalement modérées, eu égard au débit de la planche à billets et à la solvabilité déclinante des Etats-Unis. On en revient ainsi à la précarité lancinante du système financier mondial, reposant sur une monnaie que son émetteur gère sur le seule considération de ses propres intérêts, usant et abusant de sa capacité à imposer le cours forcé du dollar à tous les pays du monde. Car les déficits monumentaux de la balance extérieure américaine se retrouvent au bilan des banques centrales de ses fournisseurs. Lesquels redoutent légitimement pour leur magot, qui serait massacré si la cotation du dollar était plus conforme aux fondamentaux des States. Il est facile d’imaginer ce qui se serait produit si Nixon n’avait pas abrogé la convertibilité : les coffres de Fort Knox (environ 8 500 tonnes d’or) seraient vides depuis longtemps.

Montebourg a raison : la monnaie est une pure convention qui se prête aisément à la manipulation. Mais il en va en matière monétaire comme en matière de renseignement : tout le monde espionne tout le monde, c’est vrai. Mais celui qui y consacre cent fois plus de moyens que les autres ridiculise nécessairement la performance de ces derniers, alliés ou ennemis. Tant que les Etats-Unis auront le contrôle de la monnaie mondiale, ils ne pourront faire autrement qu’abuser de leurs prérogatives. Et augmenter leur tribut sur la planète entière jusqu’à risquer la rupture. A moins qu’enhardis par leur développement, les anciens émergents n’exigent la mise en place d’un système raisonnablement équitable, dérivé de celui proposé par Keynes à Bretton Woods et qui fut efficacement enterré par les Américains. Il faudra pour cela que les uns et les autres acceptent préalablement de faire le deuil de bien des dettes anciennes. Une perspective de toute façon inévitable, que naisse ou non un futur bancor.

Visuel : © Francisco Gonzalez

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