Les monnaies en fusion

La gestion américaine du dollar tient en haleine la planète tout entière. Et suscite les critiques acerbes des pays émergents, dont la Chine. Mais la reconstruction du système financier n’est toujours pas en chantier. Dans le même temps, la Zone euro se fragilise. Et l’Allemagne pourrait ressusciter le deutschemark…

Voilà une rentrée qui promet d’être animée. Pas seulement à cause du dossier syrien, qui cristallise les contradictions de la politique extérieure des Etats-Unis et des pays suiveurs, comme le nôtre, rendant de plus en plus évident le fait que dans sa vocation de « gendarme du monde », la coalition occidentale génère davantage de désordres qu’elle ne pacifie. Dans le même temps, l’éclaircie tant attendue tarde à se manifester sur le terrain de l’économie et de la finance. Les signaux de la reprise américaine pourraient n’être qu’une illusion passagère, au point que la Banque fédérale se montre circonspecte dans ses anticipations de croissance. Le système financier demeure sous perfusion intensive de la planche à billets, sans qu’il soit possible de préjuger des conséquences de l’intensité et de la durée de ces mesures « non conventionnelles », sans qu’il soit davantage possible d’imaginer ce qui se passera lorsque le dispositif prendra fin. En d’autres termes, qu’elle se poursuive ou qu’elle s’arrête, la création monétaire massive promet un scénario inédit, ouvert sur la peste de la dépression ou le choléra de l’hyperinflation – voire successivement l’une et l’autre. Le récent sommet des banquiers centraux à Jackson Hole avait opportunément placé cette question au centre des débats. Mais il en a résulté plus d’interrogations que de réponses, et en tout cas aucune piste tangible pour la refondation d’un système financier cohérent, apte à remplacer celui de Bretton Woods que les Etats-Unis ont sabordé en 1971, avec l’abandon de la convertibilité du dollar en or.

Bien avant l’apostasie des accords de Bretton Woods, Robert Triffin avait démontré qu’une monnaie nationale ne peut durablement servir de monnaie internationale (le fameux « dilemme de Triffin »). Car la Banque centrale concernée (en l’espèce, la FED américaine) est tenue d’émettre de la monnaie à due concurrence des besoins du commerce mondial, produisant alors un déficit de plus en plus important de la balance courante de son pays. Et corrélativement l’affaiblissement de la devise en cause, d’autant plus si la Banque centrale émet volontairement plus de monnaie que nécessaire, pour profiter du bénéfice de seigneuriage y afférant. On s’en doute, l’Oncle Sam ne s’est pas privé d’exploiter son avantage, mais il est permis de supposer que n’importe quel autre Etat aurait, dans la même situation, agi de la même façon. Il est probable que le G20 de début septembre remettra de nouveau le sujet sur le tapis – la Chine a déjà suggéré la mise en place d’une chambre internationale de compensation et d’une monnaie internationale, sur le modèle du bancor keynésien, le tout ayant pour objectif de corriger automatiquement les déséquilibres des balances extérieures. L’idée fait lentement son chemin, mais les Etats-Unis ne sont évidemment pas prêts à abandonner l’énorme privilège que leur confère le statut actuel du dollar.

L’euro sans l’Allemagne ?

Les questions monétaires sont également à l’ordre du jour en Europe. Déjà, les débats ont été lancés à l’examen de la situation de la Grèce. Laquelle, comme c’était prévisible, a déjà besoin de concours supplémentaires en dépit du dernier « plan de sauvetage » qui devait la conduire sans heurts jusqu’en 2015. On a suffisamment fustigé ici le bricolage de la restructuration grecque pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Toujours est-il que le montage retenu condamne Athènes à des emprunts récurrents à perpétuité, ses dettes étant mécaniquement promises à croître plus vite que le PIB. Comme le FMI se défausse désormais du dossier, il appartient à la famille européenne de prendre les choses en mains, avant que d’autres candidats désargentés ne réclament des secours d’urgence. Les regards se portent donc nécessairement vers les deux seules entités qui soient encore réputées solvables : l’Allemagne et la BCE.

La campagne législative en cours, en Allemagne, donne le ton. La Chancelière martèle que l’on n’aurait jamais dû accueillir la Grèce au sein de l’Union – un uppercut aux sociaux-démocrates qui en sont responsables. Certes, il s’agit là de propos de campagne, sans fioritures excessives. Mais ils témoignent de l’opinion commune outre-Rhin : les Grecs n’appartiennent pas au même monde que les Allemands. Et ils ne sont pas les seuls. Le ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, réputé pour son franc-parler, est allé plus loin encore dans une interview au quotidien Handelsblatt. Il y était question de l’avenir de la Zone euro. Le ministre ne cache pas son scepticisme quant à la pérennité de l’édifice. Il est plutôt convaincu que la Zone se disloquera, car l’Allemagne ne pourra supporter le coût du renflouement des nombreux membres malades – et de ceux qui incubent leur future impécuniosité. En foi de quoi tient-il pour possible que son pays quitte l’euro avant que l’ardoise ne s’alourdisse, et que la Bundesbank n’ait été contrainte d’accumuler les créances sur les autres pays de l’Union – à moins que la Cour constitutionnelle ne le lui interdise (verdict en octobre prochain). Un retour au deutschemark signerait à n’en pas douter une réévaluation de la monnaie allemande, pénalisant ainsi les exportations. Mais selon le ministre, l’industrie de son pays a toujours su composer avec la force du DM. Une telle situation coûterait beaucoup moins cher au pays que la subvention de tous les cousins désargentés. Certes, Wolfgang Schäuble n’est pas candidat au poste de chancelier. Mais en cas de nette victoire de son parti, ce qui est probable, la voix des faucons devrait s’amplifier. Ça va chauffer.

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