Les paradis diabolisés :

Les paradis diabolisés : l’évasion fiscale des grandes firmes (2/2)

La première source de profit des firmes transnationales relève désormais de l’ingénierie fiscale. Grâce à une « planification agressive », elles réussissent à réduire leur imposition globale à la portion congrue. Il est peu probable que les remèdes techniciens de l’OCDE se révèlent opérants pour endiguer l’érosion.

Pour les personnes physiques, le paradis fiscal est surtout convoité pour sa discrétion. Afin d’abriter des revenus soustraits à la vigilance de l’administration, ou des capitaux honnêtement gagnés mais exposés à une taxation jugée excessive – ou susceptible de le devenir. Ainsi, le particulier recherche en priorité le paradis bancaire, assorti du secret qui le caractérise. Pour les entreprises, la quête est d’une autre nature. Ces personnes morales, mal nommées car dépourvues de conscience, limitent leur cadre moral à un seul principe : la maximisation du résultat. Par tous les moyens, et notamment la réduction ou la suppression des diverses impositions dont elles sont redevables. Celles qui produisent et vendent exclusivement sur le territoire national ne peuvent se soustraire aux règles en vigueur chez elles : le taux moyen d’imposition de leurs bénéfices est ainsi voisin du taux légal. Tel n’est pas le cas des firmes transnationales, qui peuvent créer autant d’entités que nécessaire dans les pays où elles interviennent – et même ceux où elles ne font rien d’autre que de stocker des profits, car ils y subiront un traitement fiscal favorable. Et en dernier ressort, elles peuvent toujours délocaliser leur siège social dans le paradis approprié – un argument souvent brandi au nez de l’administration fiscale de leur pays de résidence.

Les conventions fiscales bilatérales [1] soumettent généralement les revenus financiers individuels à l’imposition dans le pays de résidence, sous déduction de l’impôt éventuellement payé dans l’Etat où ils ont été versés. Au contraire, pour les entreprises, la taxation n’a lieu que dans le seul pays où les bénéfices ont été générés. Ou plutôt, déclarés comme tels. Dès lors, il est aisé d’imaginer le boulevard ouvert à l’ingénierie juridique et fiscale, ayant pour but de véhiculer le maximum de profits dans les sociétés du même groupe sises dans des Etats à faible taxation – d’authentiques paradis fiscaux, offrant toutefois des avantages très différents selon la nature des bénéfices et selon que la société en cause est ou non considérée comme résidente. L’éventail des possibilités est considérable et nécessite, pour chaque firme, le recours à un bataillon d’hyper-spécialistes, rompus à un exercice sophistiqué : exploiter les failles et zones d’ombre des diverses réglementions nationales et conventions fiscales, afin de réduire au strict minimum l’imposition globale, sans enfreindre formellement la loi. Ou à tout le moins, pas d’une façon trop voyante… Les grandes firmes consacrent à ces consultants des budgets rondelets, mais le jeu en vaut la chandelle : nombre d’entre elles parviennent à limiter l’impact fiscal à environ 5% de leurs bénéfices, soit six à huit fois moins que le taux légal moyen.

Durcir la répression

Les conséquences d’une telle situation sont évidentes : une érosion considérable du rendement de l’IS, dans tous les pays autres que les paradis. Bien que la déperdition soit difficile à établir, elle se chiffre probablement en centaines de milliards de dollars chaque année, au plan mondial. Pendant les temps heureux de leur prospérité relative, les Etats se sont accommodés du coulage fiscal, soucieux de ne pas entraver la performance de leurs « champions nationaux » et d’éviter les délocalisations destructrices d’emplois. Au final, cette bienveillance contrainte n’a pas produit les effets escomptés : l’exode des unités de production s’est poursuivi et l’habileté fiscale des firmes s’est encore affinée. Un contexte calamiteux en ces temps de vaches maigres pour les finances publiques, qui encourage les gouvernements à se montrer plus fermes à l’égard des multinationales.

Dans un rapport récent qui sera au centre du prochain sommet du G20, l’OCDE a répertorié les principaux moyens utilisés par les grandes firmes pour minorer leur base d’imposition et transférer leurs bénéfices dans des filiales paradisiaques. Le ton de ce rapport témoigne de la prudence de Sioux des rédacteurs, en harmonie probable avec les recommandations de leurs commanditaires gouvernementaux : nulle part les firmes ne sont mises en accusation. Même lorsque leur organisation générale est principalement dictée par le contexte fiscal : on parle alors de « planification fiscale agressive », pas d’évasion fiscale délibérée. Cela signifie que l’on ne saurait reprocher aux entreprises leurs manœuvres systématiques pour éluder l’impôt : y renoncer les affaiblirait face à leurs concurrentes moins scrupuleuses. Ainsi, les Etats sont fautifs. Et donc encouragés à revoir de fond en comble leurs dispositifs nationaux et leurs conventions mutuelles, afin de prévenir l’érosion des bases d’imposition et le transfert des bénéfices. Soit. Mais les mesures proposées par l’OCDE, visant à contrarier les pratiques suspectes identifiées, seront déjà obsolètes le jour où elles deviendraient opérationnelles, si par extraordinaire tous les Etats de la planète parvenaient à unifier leur réglementation. Les ingénieurs fiscaux auraient à nouveau une longueur d’avance.

De fait, presque tous les bidouillages résultent des mêmes tricheries : les bénéfices ne sont pas taxés là où ils sont générés et les prix de transfert sont arbitrairement fixés selon des impératifs fiscaux. Convenons qu’il ne soit pas aisé de contrôler la sincérité de ces affectations : il est nécessaire de mobiliser des auditeurs qui maîtrisent la réalité économique de l’activité des entreprises. Mais sous cette réserve, il suffirait de généraliser des sanctions très lourdes en cas de dévoiement. Et de soumettre les dirigeants concernés à des poursuites pénales en cas de faute. Dès lors qu’une « personne morale » ne peut être emprisonnée, aucune firme n’est exposée à la salutaire peur du gendarme. Alors que s’il est menacé de la geôle, le staff pourrait bien devenir plus vertueux…

[1Cf. la première partie de cette chronique consacrée au régime des particuliers

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