Les paradis diabolisés :

Les paradis diabolisés : le nomade fiscal harcelé (1/2)

Longtemps élitistes, les paradis fiscaux protégés par le secret bancaire ont démocratisé leur accès. Et même recruté activement de nouveaux pensionnaires. Une concurrence déloyale qui a déclenché la guerre avec les purgatoires fiscaux que sont les autres Etats. Avec de gros risques pour le contribuable de bonne foi, en cas de triomphe de la transparence.

« La liberté du peuple est toute dans l’impôt », affirma le révolutionnaire Bertrand Barère, illustre rapporteur du Comité de salut public, et baptisé « Anacréon de la guillotine » pour la verve enluminée avec laquelle il justifia les purges sous la Terreur. En dépit de son caractère brut de décoffrage, la formule a fait naître la fiction constitutionnelle, toujours valide, du « consentement à l’impôt », débarrassant ce dernier du fardeau d’arbitraire et de partialité acquis sous la monarchie – non sans raisons défendables. Depuis les débats enfiévrés de la Convention sur le thème de la fiscalité, la théorie de l’impôt a fait pas mal de chemin. La taxation aussi, convenons-en, puisque les prélèvements (fiscaux et sociaux) absorbent aujourd’hui plus de la moitié de la richesse produite par notre pays. En dépit de leur rancœur à l’égard des classes possédantes de l’époque, les Révolutionnaires n’eussent pas osé promouvoir une ponction aussi radicale. Selon quoi le consentement à l’impôt de nos démocraties bienveillantes est un outil bien plus efficace que la guillotine de la Terreur.

Il n’en demeure pas moins que ce consentement collectif, assumé par la représentation parlementaire, ne gomme pas les réticences individuelles à acquitter l’impôt. Sauf à afficher une dévotion sans faille à la morale républicaine, personne ne paie ses contributions avec plaisir. Beaucoup essaient d’en minimiser l’impact par étourderie déclarative ; d’autres n’hésitent pas à braver la loi par l’expatriation de leurs capitaux, en catimini, sous des cieux à taxation plus clémente. Ces Etats à imposition très modérée sont appelés « tax havens » - havres fiscaux – dans la langue de Shakespeare. Nous autres Français, qui ne résistons jamais à la tentation de l’hyperbole, les avons baptisés « paradis ». L’appellation est très exagérée, car ils ne sauraient garantir l’immunité éternelle à leurs occupants.

Le joker du secret

De fait, s’agissant des particuliers, la notion de paradis fiscal est impropre à qualifier le bénéfice tiré par les évadés. Certes, nombre de places financières offshore pratiquent une imposition bien plus faible que la nôtre (tant sur le capital que sur les revenus d’icelui). Mais cette particularité ne suffirait pas, dans l’immense majorité des cas, à justifier le transfert. A cause des conventions fiscales bilatérales que la France a signées avec (presque) tous les pays du monde : la documentation de Bercy en recense 126, qui toutes ont pour objet principal d’éviter la double-imposition, et pour vocation subsidiaire d’éviter l’évasion. Il en résulte que dans un processus normal, le résident français détenant un compte à l’étranger doit déclarer en France les revenus de ses capitaux mobiliers offshore. Il sera alors imposé selon le régime fiscal français, sous déduction de l’impôt éventuellement payé dans le pays où stationne le compte. En théorie, il n’y a donc pas d’avantage (financier) particulier à l’expatriation de capitaux, sauf, bien entendu, si le fisc français n’a pas connaissance du compte en cause, quand bien même une convention fiscale aurait-elle prévu l’échange de renseignements entre les deux Etats. Lequel a lieu, la plupart du temps, sur requête expresse et documentée de l’un d’entre eux, et quelquefois sous réserve qu’une procédure pénale ait été ouverte à l’encontre de l’évadé présomptif. Voilà qui explique la tentative, bientôt couronnée de succès entre les Etats-membres de l’UE, de mise en place d’un échange automatique d’informations relativement aux capitaux mobiliers des non-résidents.

Mais une telle procédure n’est possible qu’avec la levée du secret bancaire, principe toujours en vigueur dans certains Etats de la Communauté, même si le Luxembourg et l’Autriche ont accepté d’y renoncer (partiellement) en 2015… à condition que les autres places financières soient logées à la même enseigne – en particulier la Suisse. Pour l’instant, seuls les Etats-Unis sont parvenus, au forceps, à faire plier la Confédération, qui a dû livrer au fisc américain la liste complète des comptes de résidents yankees. Avec les autres pays, les accords bilatéraux se limitent généralement au reversement d’une partie de l’impôt prélevé à la source sur les comptes des non-résidents concernés, ces derniers conservant ainsi leur anonymat. Le feuilleton relatif au secret bancaire suisse est loin d’être achevé, même si le Conseil fédéral est prêt à lâcher le manche. La situation s’est nettement tendue avec la France, qui a remis en cause la convention fiscale en vigueur – concernant à la fois l’impôt sur le revenu des travailleurs frontaliers, le régime des successions et le statut des Français devenus résidents suisses, et ayant conclu avec le Canton une imposition forfaitaire. Une véritable déclaration de guerre…

La question du secret bancaire – déterminante pour la qualification de « paradis » - est un sujet franchement épineux. Certes, ses implications économiques sont aisées à appréhender, tant pour les Etats qui perdent de la matière fiscale que pour ceux qui accordent l’asile aux évadés. Certes, un tel statut favorise la protection des revenus issus d’activités réputées criminelles. Mais il facilite également le financement des missions occultes des Etats, qu’il s’agisse de la barbouzerie ordinaire ou d’opérations plus sulfureuses encore. En tout cas, si l’évasion fiscale est sanctionnée à peu près partout sur la planète, sa condamnation unanime ne légitime pas pour autant les systèmes fiscaux en vigueur. Très à cheval sur le respect des libertés individuelles, nos sociétés pourraient bientôt être confrontées à la tyrannie fiscale, qui guette nombre de pays déplumés. On pourrait alors regretter d’avoir verrouillé les soupapes de sécurité que constituent les pays honorant encore le secret bancaire…

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