Shutdown : les USA au chômage technique

En période de vaches grasses, il est aisé de trouver un consensus politique au centre. Surtout aux Etats-Unis, champions du pragmatisme. Mais quand la vie est difficile, ce sont les extrémistes qui mènent la danse. En témoigne le scénario actuel du shutdown. Dont Wall Street a tort de sous-estimer les conséquences.

Voilà un moment que les Etats-Unis ne nous avaient pas joué le psychodrame du shutdown – la fermeture partielle des services publics pour cause de non-financement légal. Il semble que pour ce nouvel épisode, le contexte soit assez différent de celui qui prévalut sous le gouvernement Clinton, en 1995-1996 : la situation économique était alors plus florissante, et la dette du pays l’était beaucoup moins. Car là est l’enjeu de l’empoignade entre les Républicains du Congrès et la Maison-Blanche : le contenu du budget et ses implications directes sur la dette fédérale, celle-ci ayant atteint le plafond précédemment autorisé par le Congrès. Si ce dernier – à majorité républicaine – venait à refuser son relèvement, il s’ensuivrait un processus cataclysmique : nombre de fonctionnaires et de créanciers ne pourraient plus être payés, avant que l’Etat ne soit tenu de sabrer dans la dépense publique et probablement contraint d’accentuer la pression fiscale. Au plan international, une telle hypothèse serait l’équivalent d’une bombe atomique sur le système financier : une part importante du crédit est gagée sur des bons du Trésor US. Ces derniers seraient alors relégués au statut de junk bonds – ou d’emprunts grecs, si l’on préfère : la pyramide du crédit s’effondrerait comme un soufflé, reléguant la crise de 2008 au rang d’aimable péripétie.

Le shutdown et le relèvement du plafond de la dette sont deux questions distinctes, mais en fait étroitement liées : elles sont révélatrices de la guerre de tranchées que se livrent les deux factions politiques américaines, le clan républicain étant poussé à l’intransigeance par la montée en puissance du Tea Party – une nébuleuse d’inspiration libertarienne, regroupement improbable des deux extrêmes de l’éventail politique. L’enjeu est bel et bien de laminer le périmètre d’action de l’Etat fédéral, donc de limiter fortement ses dépenses et de réduire l’impôt. Le Tea Party – comme une bonne part de l’opinion, semble-t-il – s’élève contre la multiplication des aventures militaires et prêche la vertu d’un certain isolationnisme. Sur le plan intérieur, sa doctrine repose sur un individualisme sans nuances : pas de frein aux libertés individuelles, mais pas de subventions publiques aux laissés-pour-compte. A chacun sa destinée, et Dieu reconnaîtra les siens. On comprend, dans ce contexte, l’opposition farouche que suscite l’entrée en vigueur de l’ « Obamacare », la réforme de l’assurance-santé qui permet de protéger la grande majorité des citoyens – sur fonds publics pour ceux d’entre eux qui ne peuvent en assumer l’intégralité du coût.

Pas de happy end

On assiste ainsi à une radicalisation des positions qui s’affrontent traditionnellement aux Etats-Unis : le schéma « conquête de l’Ouest », mythe inusable de l’Amérique profonde, et le libéralisme progressiste à la bostonienne. Maintenant que la situation financière de l’Etat fédéral est réellement préoccupante (celle des Etats fédérés n’est pas non plus très brillante), il devient pressant de trancher la question du choix de société. L’issue de la confrontation en cours (non avenue au moment où ces lignes sont écrites), revêt ainsi une portée considérable – que l’une ou l’autre des parties cède, ou qu’elles repoussent de nouveau, d’un commun accord, la recherche d’une solution. Si le Président ne pouvait trouver un terrain d’entente avec les élus – hypothèse plutôt réaliste – il n’aurait d’autre issue que de prendre le pays à témoin pour passer outre la représentation nationale. Seulement voilà : le soutien est très hypothétique, car dans son propre camp, c’est la déception qui domine. Obama a douché les attentes qui s’étaient investies en lui, en se couchant régulièrement face aux exigences des Républicains les plus ultras. Le tableau n’est pas plus reluisant en politique étrangère, avec ses rodomontades belliqueuses à l’adresse de la Syrie, suivies d’un piteux retour à la niche, attaché à la laisse bienveillante de Poutine - un comble. Se renforce ainsi l’image d’un président désinvolte, un dilettante versatile convaincu de pouvoir dissimuler ses insuffisances sous l’habileté tribunitienne. C’est un peu juste pour maintenir l’illusion, dans le pays le plus puissant du monde. L’avenir le gratifiera sans doute du titre de président le plus inconsistant de l’histoire américaine.

Si les parties en présence ne sont pas en mesure de négocier d’elles-mêmes, d’où peut venir la sortie de crise ? On pense spontanément aux faiseurs de présidents que sont la Chambre de commerce US d’une part, et Wall Street d’autre part. C’est leur argent qui subventionne les campagnes et achète le vote approprié des élus du peuple. Le gros business, qui s’enrichit surtout avec la croissance, a désapprouvé publiquement le shutdown, laissant supposer que les Républicains seront encouragés à signer l’armistice. Le monde de la finance – qui a soutenu Obama et en a été généreusement récompensé – ne s’est pas prononcé sur la question. Car la spéculation est indifférente à l’état de l’économie ; seuls lui importent les flots de liquidités de la FED. Du reste, les Bourses ont accueilli la paralysie administrative par… une hausse cynique. Cynique et pas vraiment rationnelle, car aucun dénouement n’est enviable. Que l’Etat soit rationné et les tensions sociales devraient s’exacerber ; que le plafond de la dette soit relevé et la solvabilité de l’Amérique deviendrait encore plus douteuse ; que la crise perdure au-delà du 17 octobre et un tsunami s’abattrait sur Wall-Street. Autant de perspectives de nature à rafraîchir l’enthousiasme des Boursiers.

Visuel : © Bryan Mills

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