Taux : la divine surprise

Taux : la divine surprise

Le monde des affaires en rêvait, la BCE l’a fait : les taux directeurs ont baissé dans l’Eurozone. Les gouvernements ont également applaudi cet exocet présumé contre la déflation. L’impact sur l’activité sera dans doute marginal. Mais la mesure arrange bien le secteur bancaire, encombré de « créances non-performantes ».

La sphère financière apprécie de scénariser ses émotions. En foi de quoi s’est-elle déclarée « surprise » - heureusement surprise, s’entend – par la récente décision de la BCE d’abaisser son principal taux directeur à 0,25% (contre 0,50% auparavant). C’est le taux auquel les banques se refinancent auprès de l’Institut d’émission, ce pourquoi il est familièrement baptisé « refi ». Un indicateur important, donc, puisque son niveau influence nécessairement le prix du crédit que les banques commerciales consentent aux entreprises et aux particuliers. Et l’accès à de l’argent meilleur marché est susceptible d’encourager l’emprunt, donc de doper l’activité. Théoriquement, à tout le moins. C’est-à-dire sous réserve que les banques répercutent la baisse au lieu d’accroître leurs marges, et qu’elles ne se montrent pas plus restrictives qu’elles ne le sont déjà dans l’octroi de crédits. Ce qui fait pas mal de conditions. Certes, la division par deux du « refi » représente une baisse spectaculaire – en pourcentage. Mais l’impact d’une réduction de taux de 0,25% demeure anecdotique : 57 euros par mois pour 100 000 euros empruntés sur 15 ans, voilà qui ne devrait pas provoquer un rush des accédants à la propriété. Quant aux entrepreneurs, si la rentabilité de leurs investissements est sensible à une variation de 25 points de base de l’emprunt, mieux vaut pour eux qu’ils placent leurs espérances de bénéfices sur un Livret A.

De fait, dans l’économie réelle, l’heureuse surprise de la baisse des taux n’aura qu’un impact « modéré », mais un « effet symbolique non négligeable », pour citer Jean-Claude Trichet dans une interview au quotidien suisse Le Temps. L’ancien président de la BCE aurait pu ajouter, s’il était allé au fond de sa pensée, que la mesure aurait, au contraire, un effet plus que symbolique dans l’économie financière, à savoir en premier lieu dans les comptes des banques – les seules à bénéficier à coup sûr des prix promotionnels de leur principal fournisseur. Que feront-elles de cette nouvelle facilité, promesse étant par ailleurs réitérée de leur fournir autant de liquidités qu’elles le désirent ? Les paris sont ouverts. Mais il est permis de douter qu’elles soient tentées de distribuer des prêts à livre ouvert – les risques demeurant élevés pour des bénéfices potentiels limités. Sans doute préféreront-elles gonfler leurs portefeuilles d’emprunts d’Etat, que les autorités de tutelle continuent de qualifier « sans risque », avec un optimisme qui les honore mais qui ne rassure pas quant à la lucidité de leur notation.

A en juger à l’évolution des marchés d’actions après la décision de la BCE, il semblerait que les opérateurs aient été davantage sensibilisés aux risques déflationnistes dans la Zone (en rythme annuel, la hausse des prix est tombée à 0,7%) qu’à l’opportunité de la baisse des taux. En prime, les signes d’un redressement de l’économie américaine (avant une probable révision à la baisse des premières estimations) font redouter aux spéculateurs une moindre générosité de la FED dans son quantitative easing. Donc, moins de munitions à jeter sur la roulette boursière si la FED déclenchait le tapering redouté.

Solvabilité précaire

En attendant, l’abaissement du coût de la ressource constitue un nouveau bol d’air pour les banques européennes. Qui en ont bien besoin, si l’on en juge à la dernière étude de PwC sur le sujet : leur encours de « créances non performantes » s’élèverait à ce jour à 1 200 milliards d’euros (plus de 100 milliards pour les seules banques françaises), et « aucune baisse significative des encours de prêts non performants ne se profile à court ou moyen terme », selon les rédacteurs du rapport. Autant de créances qui viennent polluer les ratios de solvabilité, d’autant qu’à compter de l’année prochaine, la revue des actifs bancaires réalisée par la BCE « couvrira inévitablement ce type de prêts et de créances non performantes ». Entendons par là que les valorisations encore retenues par les banques, laissant une large part à l’utilisation de modèles internes, pourraient être remises en cause par l’adoption des nouvelles normes, plus rigoureuses. Car les « créances non performantes » recouvrent des réalités assez diverses. D’abord les créances répertoriées comme douteuses, relatives à des emprunteurs défaillants – en défaut de paiement, menacés de faillite ou déclarés tels. Ce type d’encours, sur lesquels les espérances de recouvrement sont faibles ou nulles, mérite d’être passé par pertes et profits. Vient ensuite la nébuleuse des emprunteurs « devant faire l’objet d’une attention particulière », formulation qui laisse une large part à l’interprétation : la pondération du risque doit alors intégrer des facteurs de prospective, dont on connaît la fragilité. Dans une conjoncture maussade, le client soumis à une « attention particulière » a tôt fait d’intégrer la famille sulfureuse des « douteux ». Faute de disposer des critères de « non-performance » dans l’étude de PwC, il est difficile d’appréhender l’impact du risque réellement encouru par les banques européennes, et donc d’estimer les besoins en fonds propres qui vont en résulter. Même si la BCE ne se montre pas assassine dans le respect des normes, l’ardoise promet d’être salée. Et encore les créances souveraines demeurent-elles valorisées au nominal, ce qui témoigne d’un préjugé comptable critiquable. Du reste, en dépit de la satisfaction de nos dirigeants quant à l’évolution des finances publiques, la note de la France vient d’être abaissée par Standard&Poor’s. AA au lieu de AA+, ce n’est pas tout-à-fait déshonorant. Mais ce n’est pas la sécurité enviable du triple A…

Visuel : © woodleywonderworks

deconnecte