L’euro moins crédible

Au fur et à mesure que la crise s’étend, et que de nouveaux Etats européens sont confrontés à de graves difficultés financières, l’évidence s’installe que la solidarité européenne devient une option improbable. Et que l’euro est méchamment menacé. Les observateurs les moins confiants pensent même que l’Eurozone ne passera pas l’été…

Jusqu’au début de l’année en cours, quiconque émettait l’hypothèse d’une possible « implosion » de l’euro passait pour un suppôt stipendié de la propagande américaine. Du reste, tel était souvent le cas : les Yankees n’ont pas mégoté, avec leurs compères anglais, pour intoxiquer les marchés et couper les pattes à l’ascension irrésistible de la monnaie européenne. L’évidente fragilisation de la situation américaine justifiait en effet les doutes les plus sérieux quant à la solidité du dollar. Et le billet vert constitue, pour les Etats-Unis, un instrument de puissance bien plus efficace que son armée, présentement tenue en échec à-peu-près partout où elle est massivement engagée. Il importait donc de détourner fermement l’attention des opérateurs, terrorisés par le spectacle des embarras américains – lesquels depuis lors se sont aggravés – en lâchant la meute des spéculateurs sur la jeune proie qu’est l’euro. Qu’il soit capital pour l’Amérique de préserver le statut impérialiste du dollar, voilà qui ne fait pas de doute. Que pour parvenir à ses fins le pays mobilise tous les arguments dont il dispose, plausibles ou fallacieux, honnêtes ou illégaux, personne ne le conteste. Il y a même fort à parier que, lorsque la crise aura atteint son point culminant et que les cachotteries ne seront plus possibles, l’étendue des roueries US fasse frémir les américanophiles les plus énamourés.

Mais en attendant, les attaques contre la monnaie de l’Union ne sont pas exclusivement imputables aux manœuvres du tandem anglo-américain. Les motifs objectifs d’inquiétude ne manquent pas. Il ne suffit pas que Jean-Claude Trichet répète, à longueur d’interview, que l’euro est « une monnaie crédible » – un soutien aussi puissant que si le patron d’Airbus faisait la promotion de ses avions en suggérant qu’ils peuvent voler –, il ne suffit pas que les ténors politiques de l’Eurozone clament inlassablement leur confiance d’airain, il ne suffit pas que la Banque centrale de Chine fasse la vague promesse de laisser s’enchérir le renminbi, pour que les réalités dérangeantes se dissolvent dans un optimisme de commande. Les fragilités de l’édifice sont depuis longtemps connues, pour avoir été largement pronostiquées, dès l’origine, par des économistes très critiques sur le mode d’intégration monétaire retenu. Il serait sans doute naïf de penser que les initiateurs de cette machinerie négligeaient ou sous-estimaient les risques en cause. Au contraire, la forte probabilité de survenance de tensions majeures contraindrait alors les Etats-membres à une « gouvernance économique » accrue, donc à une intégration renforcée : telles sont les voies aujourd’hui recommandées, qui conduisent à l’option fédéraliste – celle-là même que les populations, dans leur grande majorité, ont continûment repoussée.

Vers de gros sacrifices

Il en résulte que les « responsabilités » maintenant invoquées relèvent en même temps du bon sens et de la mauvaise foi. Oui, l’endettement souverain est partout trop élevé, et tout particulièrement dans les Etats les moins robustes au plan économique. Oui, la gestion publique a fait preuve d’une légèreté coupable, d’autant plus qu’elle s’est imposé de secourir la dette privée (notamment bancaire) devenue insupportable. Oui, cet endettement excessif des plus vulnérables résulte d’une trop longue période de crédit abondant et bon marché, largement favorisé par la Banque centrale européenne (BCE) pour soutenir la réunification allemande. Oui, l’Allemagne a été la grande bénéficiaire de l’union monétaire, qui lui a permis de supplanter la concurrence intra-européenne, désormais privée de l’arme de la dévaluation. Oui, cette même Allemagne adopte une posture légitimement considérée comme « égoïste » en regard de la solidarité communautaire, mais ses ressortissants ont accepté une discipline salariale de fer pour maintenir la compétitivité de leur outil, et il n’est pas moins légitime de leur part de considérer qu’ils méritent un retour sur investissement.

Ainsi donc, il devient aujourd’hui évident pour tous, populations, financiers et politiques, que la fiction d’une Eurozone unitaire ne pourra pas perdurer. Que la Grèce, le Portugal, l’Espagne et d’autres ne pourront être efficacement subventionnés par les Etats supposés mieux nantis ; qu’ils vont donc exploser en vol et être soumis à la nécessité de restructurer leur dette – c’est-à-dire d’écorner plus ou moins durement les espérances des créanciers. Cela conduit inévitablement ces pays à abandonner l’euro qu’utilisent les autres, ces derniers étant ainsi crédités d’un « super-euro » (formulation évoquée par le quotidien anglais Telegraph), par opposition à un « euro-sud » dévolu aux pauvres. Il semblerait que cette option de scission de l’euro soit officiellement débattue entre la France et l’Allemagne : considérée comme ridicule voilà peu, cette hypothèse prend maintenant une certaine plausibilité… Rien n’interdit, à ce stade, d’aller plus loin dans la prospective. Ce que font certains économistes , en suggérant pour notre pays le retour au franc. Sur une base de 1 pour 1, ce qui aurait pour effet, faute d’aménagement particulier, de diviser par un peu plus de six le poids des dettes accumulées (et par la même occasion la valeur des créances détenues par les étrangers…) Ce serait incontestablement très sévère. Mais en se montrant bienveillant, il apparaît nécessaire, en Europe, de réduire la valeur de la dette dans une proportion s’échelonnant entre un tiers et deux tiers, selon la santé des Etats concernés. Il sera donc nécessaire de calciner un gros paquet de notre richesse virtuelle. Quel que soit le brûleur utilisé.

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