Les paradis assiégés

Les paradis assiégés

Nous voici entrés dans l’ère de la haine des paradis bancaires et fiscaux. Pas seulement à cause de piteux aveux ministériels : le secret bancaire des palmiers exotiques vient d’être violé. Faute d’être juridiquement défendable, le larcin est unanimement célébré. Mais si les paradis meurent, à qui profite le crime ?

S’achemine-t-on vers une offensive planétaire visant à éradiquer les paradis fiscaux de la planète ? Ou à tout le moins les places financières offshore, qui doivent principalement leur succès à la protection rigoureuse du secret bancaire, accompagnée d’une fiscalité bienveillante. Les développements de ces dernières années ne laissaient guère augurer de telles perspectives : en dépit de leurs déclarations tonitruantes et de la condamnation sans appel du parasitisme paradisiaque, les membres du G20 n’ont pas, jusqu’à ce jour, déployé les moyens appropriés pour l’exterminer. La principale raison est que la majeure partie de l’activité financière mondiale se traite désormais au sein du shadow banking, la « banque de l’ombre » qui squatte les paradis et squeeze de ce fait la réglementation ailleurs applicable. La deuxième raison est qu’une fraction significative des grandes fortunes mondiales – celles qui comptent dans le financement politique -recourt aux montages sophistiqués de l’ingénierie juridique pour dissimuler leurs actifs dans des trusts à l’opacité garantie, et à la légalité revendiquée. Sauf que l’habileté fiscale en cause se heurte, la plupart du temps, à une présomption d’illégalité évidente mais difficile à démontrer, bien que les montages réalisés n’aient d’autre finalité que celle de minorer ou supprimer l’imposition. Enfin, la discrétion des paradis est utile aux gouvernements eux-mêmes, pour le financement d’opérations qui doivent échapper au contrôle parlementaire – pour des motifs défendables ou non avouables. Les places offshore ne sont donc pas le réceptacle exclusif de l’argent dit « sale », celui qui résulte des divers trafics prohibés et de la corruption. Elles accueillent aussi les montagnes de capitaux de personnes et de sociétés qui se disent honorables, sans l’être tout-à-fait, et les sièges sociaux d’entrepreneurs parfaitement cleans, qui n’ont d’autre ambition que d’optimiser leur environnement professionnel.

Les USA en embuscade

Pourquoi donc, tout à coup, l’orage éclate-t-il dans le ciel serein des palmeraies paradisiaques ? Dans une récente chronique du quotidien Le Monde, l’anthropologue Paul Jorion rappelle cette observation de Galbraith dans son ouvrage de référence sur la crise de 1929 : fraude et corruption n’augmentent pas en période de crise, mais deviennent plus visibles à cause d’une baisse de la tolérance à leur égard. La remarque est sans doute recevable, mais un facteur objectif explique mieux encore le remue-ménage en cours : le stock de capitaux détenus par les paradis est devenu astronomique (il est question d’environ 30.000 milliards de dollars). Une galette qui excite logiquement la convoitise de tous les Etats du monde, et pas seulement pour le surcroît de recettes fiscales qu’elle génèrerait.

En tout premier lieu, les Etats-Unis, dont la situation financière est précaire et qui perdent peu à peu les avantages historiques de l’hégémonie du dollar (de plus en plus de pays renoncent à son utilisation, notamment dans le commerce du pétrole), ont établi une stratégie de sortie de crise [1] lors du premier mandat d’Obama. Sous la houlette de l’historienne Christina Romer (spécialiste de la crise de 29), le Comité des conseillers économiques de la Maison Blanche avait conclu à la nécessité d’attirer les capitaux (notamment européens) vers Wall Street. Il en est résulté l’agression judiciaire de la Suisse, alors première place offshore en Europe, bien que le système bancaire helvétique fût bien plus honorable que celui de n’importe quel Etat caribéen. Depuis lors, le secret bancaire suisse a sauté, au grand dam des candidats US à l’évasion. Dans la foulée, le paradis chypriote a explosé sous l’artillerie du FMI – dame Lagarde ayant gagné, pour l’occasion, le statut de « sauveur de l’Europe » décerné par le magazine américain Time. Le Luxembourg, dernier palmier de l’Europe continentale, nourrit de légitimes inquiétudes pour son avenir de place financière : s’il est attaqué à la tronçonneuse (ce qui est probable), il n’y aura plus de centre offshore de proximité, sauf ceux dépendant… de la couronne britannique, cousine de l’oncle Sam. Si bien que l’arrivée, sur le marché des médias, d’un disque dur gonflé à bloc de données hyper-confidentielles provenant de paradis exotiques, et volées aux banques et sociétés concernées, revêt un caractère un peu trop providentiel pour n’être pas un tantinet suspecte. D’autant que les informations ont été recueillies par un « consortium américain de journalistes d’investigation », mondialement inconnu jusqu’alors et pour cause : les journalistes d’investigation sont par nature des loups solitaires…

Cela n’enlève rien à l’authenticité des informations disponibles, qui seront distillées de façon discrétionnaire selon la déontologie en vigueur dans la grande presse – laquelle est sur ce terrain irréprochable, comme chacun le sait. Devraient être ainsi livrés en pâture à l’exécration commune quelques malandrins patentés, quelques évadés imprudents et quelques malheureux entrepreneurs, suspects de tricherie pour n’avoir pas limité leur périmètre bancaire au bon-sens-près-de-chez-eux. Efficacement conseillés, les Crésus ne seront probablement pas identifiés avant que leurs héritiers soient portés en terre. Quoi qu’il en soit, on ne saurait déplorer un processus qui fragilise la pérennité des paradis et promet, s’il est mené à bien, de limiter fortement l’évasion et la fraude fiscales, aujourd’hui massives. Sous réserve que les havres sous contrôle britannique, ou sous domination américaine, subissent le même sort. Curieusement, il n’en est pour l’instant pas fait mention. Il n’est donc pas impossible qu’une bonne part des capitaux offshore, en ce moment affolés par le cafardage de leurs supposés protecteurs, trouve refuge à l’ombre de la bannière étoilée. Bien joué, Christina.

[1Source : www.voltairenet.org

Visuel : Photos Libres

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