L'audit et la concurrence

L’audit et la concurrence

L’organisme britannique en charge de la concurrence vient de s’émouvoir de la situation du secteur de l’audit, dans lequel les « Big Four » exercent une domination écrasante. Est-un problème ? Pas sûr. Mais proposer, pour y remédier, d’ouvrir la majorité des sociétés d’audit aux investisseurs non professionnels, voilà assurément une idée périlleuse…

L’un des principaux piliers de l’arsenal théorique qui soutient l’économie de marché repose sur les bienfaits de la concurrence. Des bienfaits qui ne sont pas douteux pour la satisfaction du consommateur, du moins en théorie. Car la concurrence ne se révèle jamais aussi « pure et parfaite » que le posent les modèles, faute de pouvoir intégrer les perturbations qu’introduit le facteur humain. Si elle pouvait se concentrer sur son objet d’étude en éliminant totalement l’irrationalité constatée dans le comportement de l’homme, l’économie pourrait être une science exacte. Pas de chance : le sapiens continue de se montrer imprévisible, ridiculisant au passage les savantes prophéties des économistes. On attendra donc patiemment la disparition de l’espèce pour que les choses deviennent comme elles devraient être, sous l’emprise de la raison. En attendant, l’expérience démontre que laissée à sa libre expression, la concurrence aboutit systématiquement à la constitution d’oligopoles, voire de quasi-monopoles. Car le schéma du conflit dans les affaires n’est pas celui d’une compétition coubertienne, mais de la guerre sans merci ; l’objectif n’est pas de participer, mais de gagner. Par destruction de l’adversaire. Ou par sa colonisation.
Ce n’est donc pas un hasard si l’entreprise est encore largement régie par une organisation militaire, rendant improbable l’apaisement, si l’on ose dire, dans le monde du travail. Ce n’est pas non plus un hasard s’il a fallu mettre en place des barricades réglementaires, plus ou moins efficaces, pour prévenir une concentration excessive ou démanteler les trusts : trop de concurrence tue la concurrence. Et le phénomène ne touche pas seulement le secteur industriel, exigeant en capitaux ; il concerne également les services, en particulier ceux que consomment les entreprises. C’est ainsi que le gouvernement britannique de Cameron, au travers de l’OFT (Office of Fair Trading, organisme public chargé de la concurrence), vient de se saisir d’une situation qu’il juge préoccupante, dans le pays qui abrite l’un des plus grands centres financiers du monde : la « banque des quatre », constituée des grands noms internationaux de l’audit. Qui trustent 100% des honoraires versés par les 100 plus grandes sociétés britanniques et 98% de ceux acquittés par les entreprises composant l’indice boursier FTSE 250 : PricewaterhouseCoopers, KPMG, Deloitte et Ernst & Young dominent, en effet, le marché de l’audit en général, et celui du commissariat aux comptes en particulier.

Laisser entrer les financiers ?

Une telle domination résulte d’abord de la réputation avérée des Big Four. Même si, convenons-en, la femme de César n’est pas statutairement immunisée contre les dérapages, comme en a témoigné la chute d’Arthur Andersen, jadis membre éminent des « Big Five », puis crucifié pour avoir trop fortement sous-capitalisé la déontologie professionnelle. On comprend aisément, avec l’OFT, que la puissance de feu des grands intervenants constitue une efficace « barrière à l’entrée et au changement » des commissaires aux comptes. Mais enfin, changer de commissaires a toujours été une opération lourde et coûteuse, même avant la naissance d’un oligopole de l’audit. Et pour les grandes firmes développant une activité multinationale, il n’y a guère d’autre option que d’aller chercher la compétence ad hoc là où elle se trouve. Si bien que sous l’angle de la concurrence, on ne comprend pas bien la finalité du projet de l’OFT consistant à imposer un « co-commissaire ». En revanche, ce dispositif pourrait renforcer la prévention du risque systémique que représente l’hypothèse de la déroute d’un « Big », sur le modèle de feu Arthur Andersen. En instituant un commissaire de commissaire, en quelque sorte, tout le monde finit par surveiller tout le monde, comme au bon vieux temps de l’Union soviétique...
Dernière suggestion de l’OFT, et pas la moindre : la possibilité, pour des investisseurs non professionnels, de devenir majoritaires au sein d’une société d’audit. Une telle hypothèse serait susceptible, en effet, de faire naître de nouveaux intervenants sur le marché, et probablement de contribuer à la baisse du prix des prestations. Mais dans le domaine des professions réglementées, où cette question a déjà été largement abordée un peu partout, la réponse a été jusqu’à ce jour unanime : pas question de renoncer à la majorité (du capital et des droits de vote) des professionnels dans de telles sociétés. En France, en particulier, la « modernisation des professions réglementées », judiciaires et juridiques notamment, fait l’objet d’un toilettage régulier depuis la création des sociétés d’exercice libéral (loi de décembre 1990). Mais il s’agit chaque fois, pour le législateur, de permettre l’adaptation du dispositif au contexte d’exercice et aux besoins propres de chaque profession, sans mettre en cause l’esprit de la loi MURCEF (décembre 2001, permettant des opérations de rapprochement entre les professionnels libéraux). L’objectif est ainsi de favoriser la compétitivité des entreprises libérales (notamment le financement des équipements et du développement), sans porter atteinte à la protection de l’indépendance des professionnels dans l’exercice de leur activité réglementée. Cette loi d’airain pourrait-elle céder à la concupiscence de la finance-casino ? Il est, a priori, permis d’en douter. Mais l’un des Big Four a déjà accueilli avec bienveillance la suggestion de l’OFT. Ces Anglais, décidément, ne doutent de rien lorsqu’il est question d’argent.

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