Les marchés publics (…)

Les marchés publics sont-ils un levier efficace pour encourager les assureurs à décarboner ?


Par Ilyès BOISSAT-BRON
Étudiant Master 2 Juriste des Risques et du Développement Durable
Membre ANEJA et AFJE06
Parution dans le cadre du cycle d’étude "Droit des assurances approfondi - L’assurance face à la décarbonation"

Genèse et enjeux de la décarbonation des marchés publics d’assurance

Situés à l’intersection entre le droit des assurances et celui de la commande publique, les acheteurs publics doivent depuis 20 ans appliquer les procédures de la commande publique pour s’assurer des risques auprès d’un assureur (CE, 28 avril 2003, n° 233343) (1).
La commande publique et les assurances représentent un poids considérable dans l’économie française. En effet, d’après l’Observatoire Economique de la Commande Publique (OECP), la commande publique représentait environ 130 milliards d’euros en 2021 (2) et d’après France Assureurs, les assureurs français cumulaient 2 427 milliards d’euros de placements à l’actif de leur bilan à fin 2022 (3).
Au vu de l’ampleur de ces chiffres, l’impact environnemental de la commande publique et des assureurs ne peut pas être négligé pour atteindre l’objectif de neutralité carbone, en 2050, et réduire l’empreinte carbone de la consommation des Français.
L’enjeu est de respecter la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBG) qui est la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique.
Ainsi, il convient de s’intéresser aux modalités de décarbonation de la commande publique puis des obstacles à surmonter pour que les assureurs puissent continuer à participer à la commande publique tout en respectant les objectifs liés à la décarbonation.

Montée en puissance du cadre législatif en faveur de la décarbonation dans la commande publique

L’article L1111-1 du Code de la commande publique définit un marché public comme étant « un contrat conclu par un ou plusieurs acheteurs avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services, en contrepartie d’un prix ou de tout
équivalent
 ».
Initialement, les principes de la commande publique étaient au nombre de trois  : la liberté d’accès à la commande publique, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures. La loi « climat et résilience » (4) est venue rajouter un quatrième principe : celui du développement durable.
Cette loi inclut plusieurs obligations en faveur de la décarbonation, comme celle d’utiliser des matériaux biosourcés ou bas-carbone dans au moins 25 % des rénovations lourdes et des constructions relevant de la commande publique à partir du 1er janvier 2024.
La loi dite AGEC (5) vient créer une nouvelle obligation pour les acheteurs publics en lien avec l’économie circulaire en précisant, par son article 58, « qu’à compter du 1er janvier 2021, les biens acquis annuellement par les services de l’État ainsi que par les collectivités territoriales et leurs groupements sont issus du réemploi ou de la réutilisation ou intègrent des matières recyclées dans des proportions de 20 % à 100 % selon le type de produit ».

La loi relative à l’industrie verte (6) accélère la prise en compte de critères environnementaux dans la commande publique. Elle prévoit notamment d’exclure des marchés publics les entreprises ne satisfaisant pas à l’obligation d’établir un bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre (BEGES) et les entreprises ne respectant pas leurs engagements de publication d’information en matière de durabilité.
De plus, les marchés publics devront prendre en compte des critères environnementaux dès juillet 2024 (au lieu d’août 2026) pour des produits clés de la décarbonation, telles que les voitures électriques ou les pompes à chaleur par exemple.
Ainsi, l’État mise fortement sur la commande publique pour atteindre ses objectifs en matière de décarbonation. Ces nouvelles obligations, en faveur de la protection de l’environnement, peuvent néanmoins constituer un frein pour les assureurs qui souhaitent participer à la commande publique.

Les obstacles à la décarbonation des marchés publics d’assurance

Le contexte actuel des marchés publics d’assurance est très tendu : face à la multiplication des catastrophes climatiques et sociales, il est devenu très couteux pour les assureurs de financer les risques des administrations. La récente décision « Grand port maritime de Marseille  » du Conseil d’Etat
(CE, 12 juill. 2023, n° 469319) (7), qui limite fortement le droit des assureurs à résilier unilatéralement un marché public d’assurance, risque d’aggraver la raréfaction des offres déposées par les assureurs.
Ainsi, il devient délicat pour les acheteurs publics de rajouter des contraintes liées à la décarbonation alors que les assureurs se détournent déjà massivement des marchés publics d’assurance et que certaines collectivités locales craignent de ne plus avoir d’assureurs. (8)

Du côté des acheteurs publics, promouvoir la décarbonation dans les marchés publics d’assurance est complexe car ils ne peuvent juridiquement pas valoriser les circuits courts qui limitent pourtant l’émission de gaz à effet de serre par la diminution des transports. En effet, le principe d’égalité de traitement entre les candidats interdit aux acheteurs publics de favoriser les opérateurs économiques sur des critères géographiques. (9)
De plus, les services dédiés à la commande publique dans les administrations sont souvent en sous-effectif en raison d’une pénurie d’agents formés aux marchés publics. Il est donc difficile de concilier, pour ces services, les priorités liées à l’objet du marché public (avoir une assurance de qualité et compatible avec les budgets de l’administration) et les enjeux environnementaux liés à la décarbonation qui demandent du temps et de l’expertise pour mesurer efficacement l’empreinte carbone des assureurs.

Ainsi, les marchés publics d’assurance peuvent constituer un levier efficace pour encourager les assureurs à décarboner mais à condition que les acheteurs publics établissent une véritable politique d’achat en faveur de l’environnement et prennent en compte les réticences actuelles des assureurs à déposer des offres.
Il est donc à la fois nécessaire, pour les administrations, d’établir des objectifs clairs, atteignables et mesurables en faveur de la décarbonation mais aussi de s’acculturer aux risques environnementaux afin de rassurer les assureurs et les encourager de nouveaux à répondre aux marchés publics d’assurance.


Références de l’article

1) Conseil d’Etat, 7ème et 5ème sous-sections réunies, du 28 avril 2003, 233343, mentionné aux tables du recueil Lebon
2) Commande publique : le cap des 130 milliards d’euros en ligne de mire
3) Les assureurs, moteur du financement de l’économie
4) Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets
5) Loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire
6) Loi n° 2023-973 du 23 octobre 2023
7) CE, 12 juillet 2023, n° 469319, Grand port maritime de Marseille
8) Hausse inquiétante des primes d’assurance des collectivités
Question écrite n°07935 - 16e législature

9) Circuits courts dans les marchés publics
Question écrite n°09159 - 15e législature


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