CAHIERS UCEJAM : "L’expert de justice face à l’expert d’assurances », exposé d’Anne TRESCASES, Maître de conférences à l’Université de Nice


Droit


17 avril 2018

Cette année 2017, l’UCEJAM - a organisé quatre conférences-débats qui ont permis d’apporter des réponses aux questions portant sur les thématiques suivantes :
- L’expert de justice face à la cybercriminalité.
- Actualités de l’activité d’expert de justice.
- L’expert de justice face à l’expert d’assurances.
- De la réforme du droit des contrats
Nous vous proposons de retrouver l’intégralité des actes des interventions par intervenant.
Cette semaine sur le thème de la seconde conférence sur le thème " L’expert de justice face à l’expert d’assurances", nous vous invitons à découvrir l’intervention d’Anne TRESCASES, Maître de conférences à l’Université de Nice sur le thème "TROUVEZ MOI UN RESPONSABLE !"

TROUVEZ MOI UN RESPONSABLE ! EXPOSÉ Anne Trescases - Université Nice Côte d’Azur GREDEG-CREDECO, CNRS UMR 7321

« Le temps de Vinci est passé. Nul ne peut plus avoir une culture universelle. Et ce renoncement s’impose notamment au juge ».
René Savatier, Le progrès de la science et le droit de la preuve, Travaux de l’Association Henri Capitant pour la culture juridique française, t. VII, 1952, p. 619.

À l’instar des compagnies d’assurance, les juges ont pris l’habitude, lorsque la nécessité l’exige, de se faire assister par un ou plusieurs experts afin de les aider dans leur processus de prise de décision. Au fil du temps, l’expert est ainsi devenu un élément essentiel du processus d’indemnisation, puisque, de son rapport, dépendront en partie la décision du juge et/ou la garantie de l’assureur. Alors que le recours à l’expert est de plus en plus fréquent, subsistent de nombreuses questions, comme celle de la nature controversée du contrat d’expertise et des différentes responsabilités qui en découlent. Ainsi, bien que la responsabilité de l’expert demeure encore marginale, au regard du nombre d’opérations d’expertises amiables et judiciaires diligentées, il semble désormais illusoire de l’ignorer, dans une société dont le niveau d’aversion au risque est très élevé et où il convient de trouver obligatoirement un responsable, afin de garantir une indemnisation satisfaisante de la victime.

Pendant longtemps, la jurisprudence s’est montrée hostile à la mise en cause de la responsabilité civile de l’expert, et particulièrement de l’expert judiciaire. Cette immunité n’est désormais plus de mise pour l’expertise en général. En effet, la jurisprudence a lentement évolué jusqu’à reconnaître une responsabilité personnelle de l’expert, obéissant au droit commun de la responsabilité civile délictuelle [1]. En outre, sur le terrain du droit, rien ne s’oppose à ce que la responsabilité de l’expert soit engagée lorsqu’il est désigné aux termes d’un contrat et qu’il faillit à ses obligations. Face à ces nouvelles mises en cause, se pose donc naturellement la question de savoir si d’autres acteurs ne seraient pas susceptibles de venir partager la responsabilité de l’expert. Cette recherche d’une « dilution » de la responsabilité de l’expert est « en marche », puisque, la jurisprudence a déjà retenu la responsabilité partagée de l’entreprise exécutante et de la compagnie de l’assurance, du fait de l’expert, dans certaines circonstances.

Puisque de son rapport dépendra en partie la décision du juge ou la garantie de l’assureur, l’expert peut aujourd’hui difficilement échapper à sa responsabilité (I). Il n’y a cependant aucune raison qu’il supporte seul un tel poids. La responsabilité de l’entreprise exécutante pourra également être recherchée dans certaines circonstances (II), tout comme celle de l’assureur lorsque l’expert intervient dans le cadre d’un sinistre d’assurance, avec la mission d’assister l’assureur dans sa décision de garantie (III).

I.- La responsabilité personnelle de l’expert

La responsabilité personnelle de l’expert relève du droit commun et il apparaît aujourd’hui difficile de la remettre en cause (A). Le principe de la contradiction pourrait cependant venir au secours de l’expert, afin de l’aider à réduire sa responsabilité (B).

A. -Une responsabilité de droit commun

L’expert d’assurance répond à une responsabilité de droit commun soumise à la prescription quinquennale. Il est donc susceptible de voir sa responsabilité engagée sur un double fondement : contractuel et délictuel. L’expert engage ainsi sa responsabilité contractuelle à l’égard de celui qui l’a désigné, dès lors que cette désignation fait naître entre eux un rapport contractuel [2].
Il peut encore engager sa responsabilité délictuelle à l’égard des tiers à l’expertise. Dans les deux cas, sa responsabilité ne peut être établie par le juge judiciaire [3] que si peut être rapportée l’existence d’une faute (dont la typologie est extrêmement large)
(1°), d’un dommage (2°) et d’un lien de causalité entre les deux (3°). En raison de la spécificité de son activité, la responsabilité de l’expert peut encore être engagée du fait du non-respect des obligations procédurales prévues par le Code de procédure civile, comme le dépassement des délais ou la violation du principe du contradictoire. Elle peut enfin concerner la violation d’obligations légales spécifiques.

1° La reconnaissance d’une faute

Si les fautes commises par l’expert d’assurance dans ses travaux et son rapport dépendent des seules tâches qui lui sont contractuellement ou réglementairement confiées, la variété des fautes de l’expert reste cependant très large, et le véritable enjeu réside sur le terrain probatoire. Déterminer le régime de la preuve applicable, revient au final à s’interroger sur le fait de savoir, si la particularité du travail de l’expert fait peser sur lui une obligation de moyens [4] ou de résultats [5].

L’expert est également susceptible d’engager sa responsabilité civile délictuelle à l’égard des tiers au contrat d’expertise, sur le fondement des articles 1240 et 1241 du Code civil. Il en sera naturellement ainsi chaque fois que, le dommage qui lui est imputable n’est pas né de l’exécution de son contrat [6]. Tel sera encore le cas dans l’hypothèse d’une mauvaise exécution d’une obligation, issue d’un contrat d’expertise, dès lors que celle-ci cause un dommage à un tiers [7].
Les fautes commises par l’expert dans l’accomplissement de sa mission relèvent principalement de l’émission d’avis erronés, en raison d’erreurs qu’un technicien normalement prudent et diligent n’aurait pas commises. La faute faisant l’objet d’une appréciation in abstracto [8], la conduite de l’expert sera appréciée par rapport à ce qu’aurait fait à sa place un autre expert, normalement prudent, avisé et consciencieux. En outre, la faute de l’expert est mesurée au regard du contexte de l’ensemble des opérations d’expertise et de la façon dont elles ont été menées. L’expert pourra donc parfaitement s’exonérer de sa responsabilité en démontrant qu’il a fait tout son possible pour parvenir à établir la vérité, compte tenu des règles propres à sa profession, mais aussi du temps et des moyens techniques qu’il a pu consacrer à l’accomplissement de sa mission. Il est également impossible d’imputer à l’expert ou même à l’entreprise ayant réalisé les travaux, les responsabilités des fautes d’origine, comme la mauvaise conception par exemple. En revanche, l’un comme l’autre peuvent être reconnus responsables des travaux inutiles mis en œuvre et de la persistance éventuelle des dommages, comme les troubles de jouissance subis par le maître de l’ouvrage entre la date des travaux de reprise inutiles et la date de l’intervention efficace. La responsabilité pourra encore être engagée, en rapportant la preuve que les contrôles qui lui auraient permis de constater les défauts du travail réalisé, n’ont pas été réalisés. La préconisation de travaux insuffisants pour la réparation d’une construction [9], ou le fait de se montrer trop affirmatif dans ses conclusions [10], alors que l’ensemble des certitudes n’a pas été levé, sont donc caractéristiques des erreurs susceptibles d’être reprochées à l’expert, afin d’engager sa responsabilité civile personnelle [11]. Il ne s’agit pas cependant de demander à l’expert de déterminer de manière indiscutable les causes du sinistre, alors que plusieurs causes peuvent envisagées, mais d’exiger qu’il réalise toutes les investigations utiles, en technicien raisonnablement prudent et diligent.
Aussi, l’erreur commise par un expert qui a agi avec compétence et conscience professionnelle ne sera pas constitutif d’une faute [12]. De la même manière, « l’information obligatoire » donnée par l’expert d’assurance aux assurés « sur la différence de remboursement en application de l’article R. 326-4 du Code de la route, n’est pas constitutive en soi d’« une atteinte fautive à l’image commerciale du professionnel, dont le tarif est estimé trop élevé par l’expert », dans la mesure où l’assuré peut toujours opter pour le réparateur de son choix [13]. L’absence de dénigrement du réparateur non agréé et de tout autre jugement de valeur sur ses tarifs excessifs pratiqués, ne permet pas de rapporter la preuve d’une atteinte à l’image commerciale du réparateur. La mission de l’expert a donc bien été réalisée avec impartialité, objectivité et loyauté. Cette affaire est d’autant plus intéressante que le contentieux indemnitaire en matière de véhicule terrestre à moteur est rare, au regard du nombre d’expertises automobiles réalisées. Dans ce secteur, l’usage veut en effet que suite à une discussion contradictoire entre l’expert automobile désigné par la compagnie d’assurance et le professionnel dépositaire du véhicule, un procès-verbal d’accord chiffrant le dommage soit conclu. L’intérêt commun tacite, tant de l’expert que du réparateur, est en effet de trouver un accord. La dimension conciliatrice de l’activité d’expertise prend tout son sens ici et mériterait d’être étendue en dehors du secteur automobile.

Lorsque l’intervention fautive de l’expert a causé un dommage, celui-ci supportera l’obligation de le réparer à la hauteur du préjudice subi, étant précisé que le dommage directement imputable à l’expert est déjà en soi, difficile à établir clairement.

2° L’existence d’un préjudice

En pratique, le dommage résultant de la faute de l’expert consistera principalement en préjudice patrimonial, que le dommage invoqué soit matériel [14] ou, plus rarement, corporel [15] ou moral [16]. En théorie, le préjudice peut également être extrapatrimonial [17].

3° -L’épineux problème du lien de causalité entre la faute et le préjudice

Engager la responsabilité de l’expert suppose encore de caractériser le lien de causalité entre la faute et le dommage. Le temps est révolu où l’expert ne pouvait pas être mise en cause aux motifs que cela revenait à contredire l’autorité de la chose jugée (a) ou qu’il n’assurait aucune maitrise d’œuvre (b).

a. -La responsabilité de l’expert ne contredit pas l’autorité de la chose jugée

La tradition française de l’expertise, issue du droit romain, repose sur une claire répartition des rôles : l’expert est chargé de dire les faits et le juge de dire le droit. L’expert donne son simple avis, mais il n’est pas compétent pour trancher le litige. La procédure d’expertise et l’avis ne présentant, sauf exceptions, aucun caractère obligatoire, pendant longtemps l’expert a ainsi pu échapper artificiellement à toute responsabilité au motif qu’entre la faute de l’expert et le préjudice de la victime s’intercalait la décision du juge (ou de l’assureur). Il est vrai que le dommage subi ne trouvait pas directement son origine dans le rapport de l’expert mais dans la décision finale de l’assureur qui se prononçait sur la garantie ou encore dans la décision du juge qui se déterminait en fonction du rapport de l’expert. La décision du juge ou celle de l’assureur venait s’intercaler entre le rapport d’expertise et le préjudice et rompre le lien de causalité.

Le temps où l’expert bénéficiait de la même immunité que le juge et où seule la démonstration d’une fraude ou d’un dol permettait d’engager sa responsabilité est désormais bien loin [18]. La décision du juge ne couvre plus la faute éventuelle de l’expert [19], ce qui semble cohérent. Le fait de ne pas être lié par le rapport de l’expert et de pouvoir s’en écarter, ou même l’exclure du débat [20], n’exonère plus l’expert de toute responsabilité, dès lors qu’une faute peut être démontrée, ou que le résultat n’est pas atteint. La responsabilité de « l’œil du juge », de « la loupe du magistrat [21] », est donc susceptible d’être engagée de manière beaucoup plus étendue désormais, sans pour autant remettre en cause l’idée selon laquelle l’expert se contente de dégager une vérité expertale, scientifique et non pas judiciaire. Une telle évolution n’est certainement pas étrangère à l’idée que, l’existence du fait entraîne automatiquement l’application de la règle de droit. Elle peut également probablement s’expliquer, au regard du développement progressif des mécanismes de couverture assurantielle qui, bien que non obligatoires pour les experts, permettent à ceux qui le souhaitent de transférer sur un tiers, l’assureur, le risque attaché à la mise en cause de leur responsabilité.
Cette évolution semblait inéluctable. En effet, maintenir les solutions précédentes revenait à considérer que le rapport d’expertise judiciaire était inutile, et qu’une contestation ou une simple consultation auraient amplement été suffisantes, pour l’éclairer dans sa décision finale. Il était donc totalement artificiel de se retrancher derrière l’absence de valeur juridique du rapport d’expertise, pour permettre à l’expert de s’exonérer de toute responsabilité.
Bien que le juge bénéficie d’une appréciation souveraine quant à l’utilisation des conclusions rendues par l’expert, il est difficilement contestable que cette « parenthèse technique [22] » revêt une importance considérable, sur l’indemnisation d’un litige. Ainsi, désormais, la responsabilité de l’expert peut être engagée, chaque fois que son avis est décisif dans la survenance du dommage [23]. Un raisonnement identique peut s’appliquer à l’assureur qui a eu recours
au service de l’expert, en raison de ses compétences techniques. C’est en effet cette compétence technique qui explique que l’assureur ait suivi l’avis de l’expert, sans pouvoir identifier sa faute [24].

Enfin, il sera erroné de croire que la responsabilité de l’expert contredit l’autorité de la chose jugée. En effet, il n’est pas question de revenir sur ce qui a été jugé, mais seulement d’indemniser « le justiciable » du préjudice que lui a causé le manquement de l’expert.

b. -L’argument inopérant tiré du fait que l’expert n’assure aucune maîtrise d’œuvre.

L’argument tiré du fait que l’expert n’assure aucune maîtrise d’œuvre, ne lui permet plus non plus de s’exonérer de sa responsabilité délictuelle. En effet, sans être maître d’œuvre, l’expert a une mission d’investigation, de nature à donner au juge et aux parties une analyse sûre et un avis fiable.

Ainsi, rien ne semble plus désormais pouvoir s’opposer à la possibilité d’engager la responsabilité de l’expert désigné par un juge, ou encore missionné par une compagnie d’assurances. Face à une telle mutation, l’expert a tout intérêt à s’emparer d’un outil encore trop souvent perçu à tort comme une contrainte et non comme un moyen de protection, la contradiction.

B. -La contradiction au secours de l’expert ?

La contradiction a un rôle central qui impose de dépasser la seule contrainte procédurale et de raisonner au contraire, en termes d’opportunité. L’idée est de voir dans la contradiction un outil de protection efficace de l’expert, outil qui profite en outre à tous, dès lors que l’expertise peut ainsi s’enrichir qualitativement (1). Les limites attachées à certaines considérations matérielles concernant cette proposition, ne peuvent cependant pas être occultées (2).
1° -Le rôle central de la contradiction pour l’expert

Le principe du contradictoire est d’abord un principe qui constitue la garantie d’une bonne justice. Mais la présence d’une pluralité d’acteurs peut également se révéler un outil de protection efficace pour les
experts.

Pour s’en convaincre, il suffit de prendre l’exemple topique du code de déontologie des experts en automobile, qui traite notamment de l’expert dans ses relations avec les réparateurs. Il est très intéressant de voir que l’expert prend l’avis du réparateur relativement au chiffrage des dommages et à la méthodologie de réparation. Faire intervenir le réparateur au stade de la définition des réparations à effectuer se révèle tout à fait judicieux, pour permettre à l’expert de s’exonérer, au moins en partie, de l’erreur de diagnostic susceptible de lui être ensuite imputée. Le principe de la contradiction vient ici au secours de l’expert, et rien ne s’oppose à ce que ce principe se généralise à toutes les expertises, afin de limiter au maximum les préconisations insuffisantes ou incomplètes.

De manière plus générale, les experts nous sembleraient avoir tout intérêt à réduire le nombre d’évaluations de gré à gré, qui les exposent à des mises en causes exclusives et à favoriser quand cela est possible les expertises concurrentes. Ces expertises concurrentes peuvent prendre différentes formes et notamment celle des expertises amiables contradictoires, lesquelles permettent à travers la rédaction d’un procès-verbal d’expertise de dresser toutes les modalités afférentes au sinistre, et de vérifier que toutes les atteintes de la victime seront ainsi satisfaites. Le travail avec des experts d’assurés, dont la mission consiste à dresser une liste exhaustive des dommages subis par leurs assurés, tout comme les contre-expertises qui réduisent le risque de sous ou sur évaluation d’un dommage, grâce aux réunions de pointage notamment, participent de la même idée [25] .

La présence d’une pluralité d’acteurs permettrait de réduire non seulement le risque d’erreurs, mais aussi d’engager la responsabilité de plusieurs personnes pour un même dommage, étant précisé que chacune sera naturellement tenue à réparation, à proportion de la gravité et du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable, comme cela est déjà le cas dans les systèmes juridiques de common law.
Ainsi, la contradiction permettrait selon nous à l’expertise de s’enrichir qualitativement. En effet, en offrant à chacun la possibilité de participer, elle est une garantie d’appui. L’expert serait ainsi « mieux armé »
pour rendre un avis satisfaisant. C’est certainement la raison pour laquelle la Cour de cassation refuse d’accorder une quelconque valeur à un rapport d’expertise établi par l’expert d’une seule partie [26], ou qu’elle refuse encore que l’expertise unilatérale serve de fondement exclusif à sa décision [27].
L’absence de contradiction protège ici l’expert, qui ne pourra pas se voir imputer l’entière responsabilité du dommage, en cas de faute constatée dans la réalisation de sa mission, dès lors que le juge n’a pas la possibilité de se fonder exclusivement sur son rapport pour rendre sa décision. Il convient cependant de relever que, dès lors qu’elle a été soumise à discussion contradictoire entre les parties [28], l’expertise unilatérale peut être utilisée par le juge en guise d’élément, même si le juge doit impérativement disposer d’autres fondements pour appuyer sa décision. En l’absence de fraude de l’assuré, les résultats d’une expertise judiciaire à laquelle l’assureur n’a pas été partie aux opérations d’expertise, lui sont pourtant opposables dès lors le rapport d’expertise a été versé aux débats, et soumis à la discussion contradictoire des parties [29].

2° -Les limites attachées aux considérations matérielles

Sur le plan économique, présenter la contradiction comme une solution pour
« diluer » la responsabilité de l’expert, relance la délicate question du nombre des experts à solliciter, pour offrir les garanties maximales de compétence, de probité et d’indépendance, sans pour autant alourdir le fonctionnement, ni compromettre l’efficacité du système. Les considérations matérielles, telles que la durée et le coût des expertises, doivent nécessairement être prises en compte et ne sauraient être écartées de la discussion. Sur le plan matériel, la multiplication du nombre des experts afin d’offrir un meilleur résultat d’expertises et de partager le cas échéant les responsabilités en cas de problème, compliquerait peut-être le bon déroulement des opérations d’expertise. Cette multiplication serait donc susceptible d’accroître les risques de confusion d’une part, et ferait en outre exploser de manière certaine les frais de l’instance pour les parties, d’autre part. Trouver une solution de compromis et d’équilibre entre les différents intérêts en présence se révèle assez complexe, au final.


II. -La reconnaissance d’une responsabilité de l’entreprise exécutante


Le fait de partager la responsabilité de l’expert avec l’entreprise exécutante est une solution récente (A), qui s’appuie sur un fondement classique (B).

A. Une reconnaissance récente

Dans une décision assez récente [30], suite au constat de désordres affectant un ouvrage (une piscine) et à la prescription par l’expert de travaux de reprise inadaptés et donc inefficaces [31], la troisième chambre civile de la Cour de cassation n’a pas hésité à retenir la responsabilité civile de l’expert et de l’entreprise exécutante, pour avoir suivi les préconisations du sachant, sans objecter la moindre réserve. Elle consacre ainsi l’existence d’une faute partagée avec le réparateur, exécuteur des réparations qui n’a pas soulevé la moindre réserve. Cette solution pourrait parfaitement être étendue au réparateur, exécuteur des réparations, qui n’a pas détecté les insuffisances.

B. Un fondement classique

Cette décision est intéressante, car elle offre l’occasion de rappeler que l’autorité de l’expert ne dispense pas l’entreprise de son devoir habituel de conseil à l’égard du maître d’ouvrage, auquel elle est liée par un rapport contractuel, rapport de confiance contenant une obligation de résultat. L’entreprise qui réalise des travaux doit conserver son esprit critique, et faire obligatoirement part de ses réserves éventuelles auprès du maître d’ouvrage. À défaut, elle est susceptible de se voir imputer une part de responsabilité dans la réalisation du dommage. Dans une société où le niveau d’aversion au risque est élevé, il y a fort à parier que d’autres décisions ne manqueront pas d’aller dans ce sens [32].


III. -La recherche de la responsabilité de l’assureur du fait de l’expert


En dehors de la responsabilité éventuelle de l’entreprise exécutante, la question se pose encore de savoir si l’assureur peut engager sa responsabilité du fait de l’expert. Il n’est pas question d’aborder ici l’assureur de la responsabilité civile de l’expert, ni la responsabilité personnelle et directe de la compagnie d’assurance, qui peut en
effet parfaitement être recherchée au titre d’une faute dans la gestion du sinistre [33], mais bien d’envisager la responsabilité de l’assureur du fait des fautes de l’expert, désigné par lui. Cette question relative au fondement de la responsabilité civile délictuelle, suppose de revenir sur la nature controversée du contrat d’expertise [34]. En effet, afin de rechercher la responsabilité de l’assureur sur les nouveaux articles 1240 et 1241 du Code civil, il faut encore admettre que l’assureur mandant soit responsable de l’insuffisance de diagnostic de son mandataire, l’expert. En l’espèce, la nature des relations unissant l’assureur à l’expert est déterminante. Si le principe reste l’absence de responsabilité de l’assureur (A), les juges l’acceptent parfois, mais dans des circonstances bien particulières (B).

A. -L’absence traditionnelle de reconnaissance de responsabilité de l’assureur du fait de l’expert

Certaines décisions recherchent et admettent la responsabilité de l’assureur, du fait de l’expert désigné par lui, en considérant que les relations qui les unissent s’analysent en un contrat de mandat, et non comme
un contrat de louage ou d’entreprise. Toutefois, la jurisprudence majoritaire refuse en général de reconnaître à l’expert missionné la qualité de mandataire (1), et admet plus largement la qualification de contrat
d’entreprise (2).

1° -Le rejet traditionnel de la qualification de mandat

Il est déjà arrivé que la responsabilité de l’assureur mandant soit recherchée et parfois même admise au travers les conclusions erronées de son expert mandataire [35], sur le fondement des anciens articles 1382 et 1383 du Code civil, aujourd’hui « remplacés » par les articles 1240 et 1241 du Code civil.
En général, les juges décident que la qualification de contrat de mandat s’oppose aux relations unissant l’assureur et l’expert désigné par lui. Pour la jurisprudence dominante, l’expert d’assurance missionné par l’assureur dans le cadre d’un sinistre déclaré, ne permet pas de reconnaître à l’expert le fait d’avoir reçu le pouvoir de faire quelque chose pour le compte de l’assureur, et au nom decelui-ci. L’expert ne représente pas la compagnie en l’absence d’opérations juridiques, au nom et pour le compte de la compagnie, et ce, même si l’expert est parfois chargé par ladite compagnie de déposer un dire lors de l’expertise judiciaire. Or, le principe même du mandat suppose la réalisation d’un acte juridique. Dans le cadre d’un sinistre, la mission de l’expert consiste « uniquement » à rechercher les causes du sinistre, et à évaluer le dommage subi par l’assuré ou la tierce victime pour parvenir à son indemnisation.
En outre, l’expert est totalement indépendant vis-à-vis de l’assureur qui n’est en théorie nullement lié par ses conclusions. L’indépendance de l’expert conduit les juges à retenir plus facilement la qualification de contrat de service ou contrat d’entreprise, ce qui dissocie la responsabilité de l’expert et de l’assureur [36].

2° -La qualification recherchée de contrat de service ou de contrat d’entreprise

Pour la jurisprudence majoritaire, les relations entre expert et assureur sont qualifiées de louage d’ouvrage ou contrat d’entreprise, dès lors que leur lien ne confère pas de pouvoir de représentation à l’expert, ni ne crée de lien de subordination. L’expert est un prestataire chargé d’une mission technique ; il n’est pas chargé de représenter l’assureur auprès de l’assuré, ou de la victime d’un accident [37].
L’expert est bien soumis à une obligation de faire (exécution d’un travail) portant sur des travaux d’ordre matériel (décrire des désordres par exemple) ou intellectuel (donner un avis), et cette obligation doit s’exécuter en toute indépendance technique et d’esprit.
L’assureur n’est donc pas tenu de garantir l’efficacité ? des résultats du travail de l’expert qu’il a désigné, puisqu’il n’est pas son mandataire. La faute de l’expert n’engagerait donc pas la responsabilité ? de l’assureur. Cette position n’est pas absolue, puisque la responsabilité de l’assureur du fait de l’expert est parfois consacrée par le juge.

B. -La recherche d’autres fondements pour engager la responsabilité de l’assureur du fait de l’expert

La qualification de contrat de mandat apparent (1), et les spécificités attachées à l’expertise dommages ouvrage (2), peuvent aboutir à reconnaître une responsabilité de l’assureur du fait de son expert.

1° -La consécration du contrat de mandat apparent

En dehors de la terminologie en matière d’expertise qui est troublante(38), la consécration du mandat apparent par le Code civil devrait encourager sa généralisation.
Le fait que le mandat apparent ne soit pas un vrai contrat de mandat, est indifférent. Par le jeu de la représentation inhérent au mandat, l’assureur sera en effet engagé comme s’il était un mandant, parce que l’assuré a légitimement pu croire que l’expert était le mandataire de l’assureur. Sa croyance doit cependant s’appuyer sur des éléments probants. C’est le cas lorsque l’expert aura adopté un comportement pouvant laisser croire qu’il agit au nom et pour le compte, de l’assureur qui l’a désigné. La jurisprudence fait preuve d’une grande souplesse dans la reconnaissance d’un tel mandat [38].

La responsabilité ? de l’assureur du fait de son mandataire résulterait ainsi non pas de l’article L.511-1 du Code des assurances, restreint à l’intermédiation, mais d’une interprétation extensive de l’article 1998 du Code civil visant les engagements contractuels pris par le mandataire.

Le mandant ne répond pas uniquement des actes du mandataire à l’égard du contractant. C’est aussi à l’égard de tous les tiers, que le mandant est engagé par les faits dommageables de son mandataire, faits accomplis dans le cadre de sa mission. Cette responsabilité est parfois engagée en tant que commettant sur le fondement de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil [39].

L’examen de la jurisprudence révèle que la qualification de mandat apparent n’est pas la seule technique utilisée par les juges, afin de retenir la responsabilité de l’assureur du fait de l’expert. En matière de dommages-ouvrage, il n’est ainsi pas rare de voir engager la responsabilité de l’assureur, du fait de l’expert [40]

2° -Les spécificités attachées à l’expertise dommages-ouvrage

Dès 2006, la Cour de cassation a décidé [41] que l’assureur dommages-ouvrage engageait sa responsabilité contractuelle envers son assuré, pour les dommages immatériels consécutifs à des travaux préconisés et exécutés qui se sont révélés insuffisants, par suite d’un rapport d’expertise unilatéral défectueux. L’assureur avait donc failli à ses obligations contractuelles en ne préfinançant pas des travaux efficaces de nature à mettre fin aux désordres, et engageait sa responsabilité [42]. Cette décision n’est pas isolée. La responsabilité de l’assureur du fait de l’expert a ensuite été admise par les juges, sans exonérer cette fois l’expert de toute responsabilité. Il lui a ici été reproché de ne pas avoir envisagé les désordres prévisibles [43].
En théorie, rien ne semble s’opposer à ce que l’assureur condamné du fait des fautes commises par son expert, se retourne ensuite contre lui pour engager sa responsabilité [44]. En effet, « l’expert missionné en vue de la mise en œuvre de l’assurance dommages-ouvrage, dont la faute dans l’exercice de sa mission est en relation de causalité avec l’obligation de l’assureur dommages-ouvrage de financer les travaux complémentaires imprévus », engage sa responsabilité [45]. En raison de la spécificité de sa mission en matière de dommages-ouvrage, il ne peut en revanche pas être reproché à l’expert de ne pas s’être intéressé à des problèmes non visibles [46], ou à des désordres non déclarés au moment de l’expertise.

Dans une société où l’aversion au risque est de plus en plus grande et la recherche d’un responsable, une quête omniprésente, la nécessité pour l’expert de souscrire une assurance responsabilité civile professionnelle ne relève plus seulement du bon sens ; elle devrait être une obligation. Il est vrai que lorsque cela est possible, l’expert pourra toujours chercher à diluer sa responsabilité, en la partageant avec d’autres acteurs à la procédure. Naturellement, et de manière plus classique, la création d’un véritable statut pour l’expert permettrait de dissocier clairement les rôles respectifs de chacun, et de préciser les droits et les obligations de l’expert, mais il serait illusoire de penser que la création d’un tel statut aboutirait à une réduction des responsabilités actuellement encourues par l’expert. Ce dernier supporterait les risques attachés à son activité en meilleure connaissance de cause, et aurait ainsi peut-être moins le sentiment de les subir. Dans cette attente, l’établissement de liens formels pour redéfinir clairement le partage des responsabilités, apparaît donc comme la solution la plus pertinente. S’il était encore besoin de s’en convaincre, le contrat constitue l’instrument le plus approprié pour préciser les différents engagements de chacun, et le cas échéant, pour renvoyer explicitement à des principes communs à éventuellement créer. ?


Valérie Noriega