La dérive des dérivés


Economie


23 juin 2011

Bien que menée par des armées dépenaillées, la guerre monétaire s’intensifie. Les généraux s’adonnent à la propagande grossière qui caractérise les situations désespérées. En attendant, la mèche qui brûle sous l’arsenal des CDS continue de se consumer. Avant de produire l’étincelle du premier défaut souverain.

« Les questions ne sont jamais indiscrètes, mais les réponses le sont parfois » prétendait le dramaturge britannique Noël Coward, qui ne doit pas figurer dans la bibliothèque de Christian Noyer, le Gouverneur de notre Banque centrale. Convenons que tous les grands argentiers de la planète subissent depuis pas mal de temps des pressions insoutenables, qui peuvent les pousser à commettre des imprudences verbales, nichées dans l’aubier de leur langue de bois. Dans une intervention récente à Bruxelles, Noyer a repris le leitmotiv de la BCE : il ne faut pas « toucher à la dette grecque ». Il ne faut surtout pas « provoquer un défaut ou un événement de crédit » a-t-il ajouté, livrant en cette occasion le fond d’une pensée qu’il n’entendait probablement pas dévoiler. Car le défaut est lui-même un « événement de crédit », ce qui confère une curieuse connotation répétitive à son observation. Sauf si l’on note que l’événement de crédit appartient à la langue spécifique des contractants de CDS, les Credit Default Swaps, ces titres en forme de grenade dégoupillée qui furent directement responsables de la déconfiture d’AIG, premier assureur mondial recapitalisé en hâte par l’Etat fédéral en 2008, et indirectement à l’origine de bien d’autres embarras passés, présents et à venir. Car ils équivalent à un contrat d’assurance sur le crédit : en cas de défaillance de l’emprunteur, le vendeur du CDS couvre la perte subie par le prêteur (ou plus exactement par le détenteur du CDS, qui n’est pas nécessairement créancier). En échange, le vendeur du CDS reçoit chaque année une « prime », d’autant plus forte, bien entendu, que le risque de sinistre est élevé. En théorie, le prix du CDS est égal au « spread », c’est-à-dire à la différence de taux entre les créances de référence et celles de l’emprunteur concerné. Pour les obligations grecques à 5 ans, par exemple, le CDS vaut en ce moment un peu plus de 16% du notionnel (les emprunts se négociant au taux d’environ 20%...). Tout ceci est conforme à la note la plus récente de la signature d’Athènes : CCC, c’est-à-dire équivalente à celle de la famille Groseille. Au cas d’espèce, si aucun « événement » ne se produit, le vendeur du CDS fait d’énormes profits. Dans le cas contraire, il ne lui reste même plus de caleçon pour essuyer ses larmes.

Dans un contrat de CDS, les événements de crédit sont clairement énoncés : défaut de paiement, bien sûr ; simple moratoire (report d’échéances) ; restructuration de la dette (rééchelonnement sur une durée d’amortissement plus longue) et faillite pure et simple, correspondant au refus d’honorer la dette (de bonne ou de mauvaise foi). Pour que Christian Noyer insiste à ce point sur les dangers énormes de « n’importe quel événement de crédit » – tous n’ayant évidemment pas les mêmes conséquences en termes d’enjeu financier – il ne peut y avoir qu’une seule explication : il faut à tout prix empêcher les porteurs de CDS d’exercer leurs droits. Pourquoi ? On n’en sait rien. Tout au plus peut-on supposer que les émetteurs de ces CDS habitent près de chez nous, ainsi que leurs plus gros détenteurs…. Si les contrats n’étaient que partiellement honorés, ou pas du tout, ce serait alors un très, très gros désordre dans les comptes des grandes institutions bancaires – et peut-être dans ceux des banques centrales elles-mêmes (la masse en jeu est monumentale). Sur le sujet, l’intransigeance de la BCE et de ses filiales frise l’hystérie : ce n’est sans doute pas sans (bonnes) raisons.

L’empoignade monétaire

Voilà des années que l’on revient régulièrement, dans ces colonnes, sur le caractère inévitable d’une guerre des monnaies. Les épisodes présents s’inscrivent parfaitement dans ce scénario. On a pu observer que les Américains ne négligent aucun moyen, jusqu’à la rouerie, pour maintenir le statut d’exception du dollar qui leur évite d’être traités comme… les Grecs. Tout ce qui peut affaiblir l’euro, sur des critères réels ou imaginaires, est du pain bénit pour l’Oncle Sam qui gagne ainsi un peu de temps. Un peu de temps avant que la fiction ne s’effondre. Une fiction qui dure maintenant depuis 1971 – date de l’abandon de la convertibilité du dollar en or –, longue période pendant laquelle l’étalon du système monétaire mondial se trouve être une devise… élastique, ne trouvant sa valeur que dans la seule parole de l’émetteur. Un phénomène aussi extravagant n’a pas de précédent dans l’histoire monétaire : même les assignats de la Révolution française étaient gagés sur des actifs réels (les biens du clergé) et n’ont sombré que sous l’effet de leur multiplication excessive – moindre toutefois que celle du dollar contemporain. Il est même permis de douter, comme le font certains observateurs yankees, que la FED détienne réellement le stock d’or qui figure à son bilan. Les Américains ayant déjà démontré leurs aptitudes remarquables dans la tricherie vulgaire et le mensonge éhonté, une telle hypothèse n’a rien d’insensé. Il faut pourtant admettre que notre propre Institut d’émission ne peut être crédité d’une parfaite bonne foi. Et que la situation présente, objectivement explosive, le contraint à exiger des Etats des politiques intenables, à défendre jusqu’à l’outrance un système bancaire à l’agonie et à travestir la réalité en martelant quelques poncifs incantatoires. Sera-t-on sauvé par le verbe ? C’est douteux.


Jean-Jacques Jugie