L’avocat, sa robe, son serment, par Me Alexandre-Guillaume TOLLINCHI


Paroles d’expert


30 janvier 2020

"Je jure, comme Avocat, d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ". Tel est le serment sacramental que chaque avocat a prêté devant la Cour d’appel dont son Barreau dépend.

Par Me Alexandre-Guillaume TOLLINCHI Avocat à la Cour – Docteur en Droit Avocat associé TOLLINCHI’S LAW FIRM (Barreau de Nice), Enseignant à la Faculté de Droit de Nice

Dans ce serment, le premier mot, c’est la dignité. La dignité désigne un sentiment de noblesse, de gravité et d’éminence qui commande le respect d’autrui. C’est aussi le respect que chacun doit à soi-même. La dignité n’est autre que le prestige inaliénable dont jouit une personne à raison de sa qualité
A l’occasion du mouvement de protestation de la profession d’Avocat à l’encontre de la réforme des retraites en cours d’élaboration faisant suite à la réforme pour la justice adoptée en 2019, deux réformes dont il n’est pas question dans cette chronique, la France entière a découvert des Avocats dans la rue, des Avocats cadenassant symboliquement les grilles des juridictions, des Avocats vociférant aux côtés de la CGT et de Monsieur MELENCHON, des Avocats portant le rabat rouge d’un des syndicats de la profession, et même, à Caen, des Avocats osant jeter leur robe – cette robe sacrée sans laquelle nous ne sommes rien et nous ne pouvons rien - aux pieds du Garde des Sceaux !
Cet acte n’est pas un acte anodin. Et sa multiplication, préconstituant un rite grégaire, ne le rend pas plus légitime. Il s’apparente à une forme de sacrilège tant la robe porte trop de causes pour être balancée à terre.
Le jeté de la robe est, à mes yeux, un acte grave – un acte qui m’a fait mal ; cet acte suscite le débat au sein même de la profession. Dans le respect des obligations de délicatesse et de confraternité qui s’imposent à moi, mes Confrères, qui défendent, tout comme moi, la liberté d’expression, me permettront d’exprimer mon sentiment. Ce sentiment, c’est celui d’un Confrère désabusé, qui n’approuve pas pour autant la méthode du Premier Ministre Edouard PHILIPPE, du Ministre de la Justice Nicole BELLOUBET, du Ministre de la Santé Agnès BUZYN, de l’ancien Haut-Commissaire Jean-Paul DELEVOYE et du Secrétaire d’Etat Laurent PIETRASZEWSKI dans ce dossier, méthode s’éloignant de la méthode personnelle du Président MACRON. Dans notre régime politique, sous la Vème République, le Président de la République n’est pas responsable de la politique conduite, il ne fait que décider des grandes orientations ; c’est le Gouvernement, sous le contrôle du Parlement, qui détermine et conduit la politique de la Nation, le Premier Ministre donnant des instructions aux ministres.
Voilà donc des Avocats jeter leurs robes aux pieds du Garde des Sceaux et Ministre de la Justice, par désespoir, tristesse, colère. Un désespoir compréhensible, une tristesse légitime, une colère saine.
Au-delà de la qualification juridique éventuelle d’un tel acte - outrage à personne dépositaire de l’autorité publique, au sens de l’article 433-5 du Code pénal ?, cette image, pas moins terrible et forte, devenue le symbole de la contestation, imitée a minima par suite par de nombreux Confrères jusqu’à Paris, et traduisant une exaspération légitime aussi forte que le mépris des pouvoirs publics à l’égard de la profession, cette image qui fit le tour des médias, n’en est pas moins un signal de la paupérisation de la dignité de l’Avocat et, plus généralement, de la profession.
Si elle permet d’essuyer des plâtres, la robe de l’Avocat n’est pas la blouse de l’ouvrier.
Un Avocat ne se lève pas le matin pour aller « bosser à l’usine », il se lève chaque matin pour exercer son ministère, avec passion, détermination, et opiniâtreté : il se lève pour porter le destin et les droits d’autrui.
Sacrée au sens civil et républicain du terme, la robe, avec son épitoge herminée rappelant l’origine historique monarchique et religieuse de notre profession mais indiquant aussi le grade universitaire, avec son rabat blanc symbolisant la loi républicaine, est une armure, un rempart, une protection absolue. Quel combattant jetterait son armure ? Elle est une tenue de combat. Quel soldat jetterait sa tenue de combat en plein conflit armé ?
Dépouillé de la robe, ni nu ni vêtu, l’Avocat n’est plus ; il redevient un profane parmi d’autres, moins fort, moins crédible, et dont la voix ne porte plus, du moins plus de la même façon.
Je partage le propos de mon éminent Confrère versaillais, Maître Etienne MADRANGES, selon lequel «  La pseudo force du geste symbolique du jet de robe anéantit des siècles d’Histoire qui ont fait de l’Avocat un personnage fort et incontournable dans notre démocratie. Qu’elle foule le pavé ? Oui ! mais sur nos épaules ! Impeccable, lisse, droite, boutonnée. Symbole de notre indépendance, de notre combativité, de notre pouvoir puisque nous sommes indispensables à l’œuvre de justice. »

La robe « sépare l’Avocat de la vie quotidienne et du monde de tous les jours. Elle rappelle que la justice n’est pas seulement une affaire administrative, mais qu’elle est l’exercice d’un pouvoir mystérieux et antique qui consiste à essayer de distinguer le bien du mal et à sonder les reins et les cœurs… Elle est une protection permanente de l’Avocat ; en contraignant celui-ci à prendre, vis-à-vis de sa clientèle, le recul nécessaire, elle lui permet d’acquérir l’ascendant indispensable et l’autorité dont il a besoin à la barre vis-à-vis des magistrats et des Clients » (J. HAMELIN, A. DAMIEN, Les règles de la profession d’Avocat, Dalloz, 8e édition, p. 313).
Mon Confrère Maître François-Xavier BERGER, Avocat au Barreau de l’AVEYRON et ancien Bâtonnier, explique que «  Lorsque l’Avocat est devant ses juges, il est non seulement la voix de son client, il est un artilleur, un fantassin, il est « la défense ». Abandonner la robe, et donc ne plus pouvoir continuer à plaider, ce serait abandonner son client, en rase campagne, sous des tirs ennemis. L’Avocat ne doit jamais cesser de combattre lorsqu’il est sous le mandat de son client. C’est bien ici toute la différence avec ce que mes confrères de Caen ont eu le courage de faire dans le cadre d’une visite ministérielle. »
Avec tout le respect que je dois à mon très respectable Confrère, je ne partage pas totalement cette interprétation car un Avocat l’est sous le mandat de son Client, bien évidemment, mais bien plus encore au quotidien, y compris dans sa vie privée. On ne cesse pas d’être Avocat, le soir, en passant la porte de son cabinet pour rentrer chez soi. On ne cesse pas d’être Avocat lors d’une audience solennelle. On ne cesse pas d’être Avocat lors d’une rencontre avec le Garde des Sceaux.

Lorsque je porte la robe en audience ou lorsque je la regarde accrochée dans mon cabinet, bien en vue de mes Clients, et pour paraphraser les mots de mon Confrère Maître Georges GIRARD, « je ressens peser sur ma conscience ma dette à l’égard des voix qui se sont tues et mes obligations à l’égard de celles qui me suivront ». Je ressens également le poids des voix de ceux qui sont morts pour avoir parlé, pour avoir défendu, pour s’être levés contre l’Etat, contre l’ennemi, ou contre l’injustice. Voilà ce qui fait de nous des Avocats.

Sous l’Occupation, et sauf erreur de ma part, n’étant pas historien, je ne connais a priori aucun Avocat ayant jeté sa robe aux pieds du Garde des Sceaux Raphaël ALIBERT. Et pourtant, la situation était bien plus grave et périlleuse ! Madame BELLOUBET, qu’on soit même en désaccord total avec ses projets, ce qui est le droit absolu de chacun, n’est pas et ne sera jamais Monsieur ALIBERT… Il y eut, sous l’Occupation, dans le cadre d’un régime politique qui a supprimé les libertés individuelles et collectives et réduit les droits de la défense jusqu’à la suppression du secret professionnel au bénéfice du pouvoir et de l’indépendance de la profession, des Avocats Résistants, des Avocats emprisonnés, fusillés, et déportés pour avoir résisté dans leur vie professionnelle. Ils ont résisté par le verbe et par la procédure ! En oeuvrant à un travail de sape de la nazification de la société et de la justice, ils ont souvent violé telle ou telle loi scélérate du régime de Vichy mais ils n’ont jamais jeté leur robe par terre. C’est à eux aussi que nous nous devons de renoncer au buzz consistant à transformer notre robe en un ustensile militant. Enrobé, l’Avocat milite, l’Avocat combat, l’Avocat hausse la voix lorsqu’il l’estime nécessaire ; la robe, elle, ne milite pas et sur lui demeure.

Le jeté de robe n’a toutefois été rendu possible que du fait de la lente et progressive paupérisation d’une profession qui peine à se respecter et à se faire respecter. Qui n’a pas vu, un jour, un Confrère plaider mal rasé, voire pas lavé, en baskets ou assimilées et en jeans – vulgaire pantalon de travail avant d’être le vêtement symbolique des Blousons noirs dans les années cinquante ? Qui n’a pas vu des Confrères, vêtus de leurs robes respectives, mais en tongs ou en sandales, accompagner l’un de leurs pairs à ses obsèques pour son dernier voyage ? Qui n’a pas vu des Confrères considérer comme normal que des Clients leur refusent le titre de « Maître » ? Qui n’a pas vu des Confrères facturer des honoraires ridiculement symboliques de manière habituelle, en parfaite concurrence déloyale vis-à-vis de leurs Confrères ? Qui n’a pas vu des Confrères plaider ou conclure avec un respect très relatif pour la langue française ? Grâce ! Que font les écoles d’Avocats si promptes à infantiliser leurs élèves mais plus encore, parfois semble-t-il, à manquer de défendre et transmettre avec suffisamment de force l’essentiel ?

Tout cela participe de la paupérisation de la profession et de l’abaissement de sa dignité, dont il faut conserver et défendre une haute conception, une conception élitiste et assimilatrice. L’assimilation, plutôt que l’intégration !
Il ne s’agit pas, pour ma part, de me faire juge de mes Confrères ou d’être indélicat, ressentant à l’endroit de chacun d’eux un véritable amour fraternel car nous sommes les membres d’une même famille. J’ai une trop haute estime de l’indépendance des Avocats que nous sommes pour me permettre toute indélicatesse, tout jugement hâtif. Il s’agit simplement pour moi de rappeler que nous affranchir des usages d’antan et des codes classiques de notre profession, notamment en acceptant de « populariser » notre tenue vestimentaire ou de la rendre plus « confortable » au quotidien (pourquoi ne pas recevoir nos Clients en pyjama tant que nous y sommes ?), de nous faire manquer de respect par nos Clients ou de nous servir de notre robe comme d’un vulgaire outil militant, n’est pas socialement et économiquement sans conséquences. Prendre de telles libertés avec ce qui gouverne notre dignité risque de désacraliser totalement et définitivement la figure de l’Avocat et de creuser plus encore le fossé entre Confrères, entre ceux qui ont « réussi » et qui sont financièrement à l’aise et ceux qui, pour diverses raisons, ne le sont pas. Nous sommes tous des Avocats, notre robe consacre une égalité parfaite entre chacun d’entre nous ; respectons-là et faisons-là respecter.
Notre profession court à sa perte si nous continuons à la laisser sombrer, sur l’autel de revendications parfois parfaitement justes et légitimes. Mais nous sommes Avocats, nous sommes liés par notre serment. Notre serment nous oblige et nous ne pouvons pas faire n’importe quoi, au seul prétexte que nous serions méprisés par les pouvoirs publics et l’objet de réformes éventuellement préjudiciables et pour nous et, par voie de ricochet, pour les justiciables – ce n’est au demeurant pas l’objet ici.

Comme nos aînés sous l’Occupation, et parce que nous sommes des gens de robe, combattons avec nos armes, la procédure, le droit et le verbe. Je respecte la grève de mes Confrères sans être, et je l’écris en pesant mes mots, totalement convaincu de son efficacité et de sa conformité absolue à notre mission, notamment eu égard aux intérêts du justiciable (certains renvois, absence de plaidoiries dans les dossiers non renvoyés, etc.). Notre vocation est de défendre, pas de devenir des ersatz de syndicalistes. Les syndicalistes – dont la légitimité est, au demeurant, discutable au regard du si faible taux de syndicalisation en France – ont leurs armes « propres », le verbe, les grèves, voire les blocages – aussi illégaux que critiquables, car, dans un Etat de Droit, la minorité n’a pas à prendre en otage la majorité. Avec tout le respect que je leur dois, nous ne sommes pas des cheminots, nous ne sommes pas des stewards, nous ne sommes pas des fonctionnaires ; c’est une évidence, nous n’avons pas les mêmes libertés. Nous sommes et demeurons des Avocats, soucieux du respect de l’Etat de Droit par la majorité et par les minorités, mais liés par les obligations du serment que nous avons prêté.

Au nom du respect de ce serment et de tous ceux qui sont morts pour le faire triompher, je ne jetterai jamais ma robe par terre. Ne soyons pas Vercingétorix face à César… Jetons nos gants blancs, pas nos robes !


Maître Alexandre-Guillaume TOLLINCHI Avocat à la Cour – (...)