Les baux commerciaux face à la crise du COVID-19


Paroles d’expert


14 avril 2020

À l’heure où nombre d’entreprises sont à l’arrêt, les charges continuent de courir et les mesures, mises en place par les pouvoirs publics, ne sont pas toutes à la hauteur des espérances qu’avaient fait naître certaines annonces.
Il en est ainsi du cas des baux commerciaux
Contrairement aux propos du Président de la République, aucune mesure ne permet aux entreprises de suspendre le paiement des loyers et charges dus au titre de leurs baux commerciaux ou professionnels.


Par Maître Philippe MILLET Avocat associé Cabinet ABM & Associés à Nice

Seules, les entreprises in bonis, comprenant un effectif de dix personnes maximum, ayant réalisé un chiffre d’affaires inférieur à un million d’euros sur le dernier exercice et un bénéfice imposable n’excédant pas 60.000 €, peuvent bénéficier des dispositions de l’ordonnance du 25 mars 2020, laquelle vise le paiement des loyers et charges dont l’échéance de paiement intervient entre le 12 Mars 2020 et un délai de deux mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire.

Les locataires commerciaux ou professionnels, remplissant les critères ci-dessus, ne sont pas, selon les termes de cette ordonnance, dispensés d’avoir à payer leurs loyers et charges contrairement aux factures de fluide (eau, électricité, gaz), pour lesquelles l’ordonnance prévoit que leur paiement sera reporté et réparti sur 6 mois, de manière égale, sur les échéances des factures postérieures à partir du mois suivant la date de fin de l’état d’urgence sanitaire.

L’ordonnance précise uniquement que, dans l’hypothèse d’une défaillance sur cette période, les locataires commerciaux ou professionnels ne seront pas pénalisés par l’application de la clause résolutoire ou par l’application de pénalités financières relatives au défaut de paiement.

Dans le cas où certaines entreprises n’auraient pas rempli leurs obligations locatives durant cette période, il leur appartiendra de régler celles-ci à la fin de la période d’urgence sanitaire et, au besoin, de saisir le Tribunal compétent afin de solliciter, en cas de réception d’un commandement de payer, la suspension des effets de la clause résolutoire et des délais de paiement ou de solliciter un délai de paiement, au visa des dispositions de l’article 1343-5 du code civil, pouvant aller jusqu’à 24 mois.

De même, rien n’est défini pour les entreprises ne répondant aux critères visés par le décret.

Dans ces conditions, il convient de s’interroger sur les autres sources de droit permettant aux entreprises de s’exonérer, en tout ou partie, du paiement de leurs loyers.

La présente étude est basée sur l’analyse de l’article 1218 du code civil relatif à la force majeure.

L’application de ce texte nécessite la réunion de trois conditions cumulatives :

- L’évènement doit échapper au contrôle du locataire
- L’évènement ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat
- Les effets de l’évènement ne peuvent être évités par des mesures appropriées

Si les deux premières conditions, pour les baux conclus antérieurement à l’épidémie de COVID-19, semblent acquises, le troisième critère dit « de l’irrésistibilité » fera, sans aucun doute, l’objet de nombreux débats.

En effet, le texte dispose « un évènement dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées ».
L’imprécision de la notion de « mesures appropriées » permettra à chaque co-contractant, à la lumière de son propre intérêt, d’en donner sa définition.

Que peuvent recouvrir les mesures appropriées dans le cadre d’une entreprise ayant dû, du jour au lendemain, cesser toute activité faute de pouvoir recevoir la clientèle ? et quelle sera l’appréciation des Juges ?

Si par le passé les épidémies (grippe H1-N1, grippe aviaire, Chikungunya…) n’ont, majoritairement, pas été considérées comme des cas de « force majeure », elles n’avaient jamais entraînées la mise en œuvre de mesures sanitaires exceptionnelles telles que celles prises par les pouvoirs publics depuis le mois de mars.

L’annonce du Ministre de l’économie et des finances, à la fin du mois de février 2020, selon laquelle la force majeure serait appliquée aux marchés publics, afin d’éviter des pénalités, et l’arrêt rendu le 12 mars 2020 par la Cour d’Appel de COLMAR, reconnaissant la force majeure dans le cadre de l’absence d’un justiciable à une audience en raison du COVID 19, ne permettent pas, pour autant, d’être assuré que les tribunaux retiendront de façon systématique, la force majeure.

Il conviendra de raisonner, au cas par cas, et, avant toute décision, d’analyser les termes du contrat de bail.

Après en avoir vérifié la date, il conviendra de vérifier l’impact du décret du 16 mars 2020 sur son exécution et de s’assurer que le contrat ne comporte pas d’exclusion relative à la force majeure, l’article 1218 du Code Civil n’étant pas un texte d’ordre public. Cette exclusion dans le cadre des baux commerciaux demeure toutefois relativement rare.

Une fois les termes contractuels analysés, il conviendra de s’attacher à l’analyse des éventuelles mesures appropriées que pourraient prendre le locataire afin de réduire les conséquences des mesures gouvernementales prises dans le cadre de la crise liée au COVID 19.

- Pourrait-on reprocher à un restaurateur de ne pas avoir mis en place un système de vente à emporter ?
- Un commerçant pourrait-il être fautif de ne pas avoir mis en place une solution de vente à distance ?

Ces questions feront, bien sûr, en dernier recours, l’objet de débats devant le Juge.

Il appartiendra au locataire de démontrer son impossibilité ou l’inefficacité du recours à de telles mesures au regard de son activité tout en rapportant la preuve des conséquences économiques directement liées aux mesures gouvernementales.

La force majeure exige, fort logiquement, que le locataire remplisse son obligation de bonne foi et de loyauté, telle que rappelé à l’article 1104 du Code Civil, vis-à-vis de son contractant.

L’envoi d’un courrier recommandé au propriétaire afin de lui exposer, de façon suffisamment précise, la demande de suspension du contrat au visa des dispositions de l’article 1218 du Code Civil devra intervenir suffisamment tôt pour être efficace.

La force majeure permet en effet au locataire, contrairement à l’imprévision qui nécessite l’accord des parties ou une décision judiciaire, de stopper le paiement de ses loyers en considérant que le contrat est suspendu.

L’article 1218, en son deuxième alinéa, dispose que « si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat ».

Cette notion est elle aussi à prendre en considération puisqu’il ne faudrait pas que la force majeure, invoquée par le locataire, puisse ouvrir une possibilité au bailleur de résolution du contrat avec les conséquences qui s’y attachent.

Sur une durée de suspension de quelques mois, cette condition semble difficile à mettre en œuvre pour le bailleur.

Dans tous les cas de figure, il appartiendra au juge de vérifier si l’ensemble des conditions caractérisant la force majeure sont réunies ou, à défaut, de définir les conditions dans lesquelles le bail pourra se poursuivre en accordant, au besoin, des délais de règlement au locataire.

Pour conclure, il ne serait pas raisonnable d’affirmer que le recours à l’article 1218 du code civil est un moyen imparable pour le locataire de ne pas payer ses loyers mais, au cas par cas, au regard de l’activité exercée, du montant des loyers et de la situation de l’entreprise, il serait dommage de faire l’économie de l’étude de la mise en jeu de ce moyen.


Valérie Noriega