COVID-19 : Déconfinement, rôle, devoirs et responsabilités des employeurs publics et privés


Paroles d’expert


16 avril 2020

« Si Versailles m’était conté… » se plaisait à écrire Sacha Guitry. De Versailles à l’Elysée, peu de choses ont changé et le maître de la dramaturgie française ne racontait pas toujours de sornettes. « Les gens qui doutent, il faut que la vérité leur crève les yeux pour qu’ils la reconnaissent » disait-il en 1919, après la Première Guerre Mondiale. N’en doutez malheureusement pas, la France est en guerre contre le Covid-19 et elle n’a même pas gagné une seule bataille. La vie de la population demeure en danger. C’est cette vérité-là que trop de responsables publics voire de citoyens ne veulent pas voir aujourd’hui. Et pourtant, elle est flagrante. Elle fait mal à l’Avocat que je suis ; pour le moment, la vie ne peut plus être comme avant.

Par Maître Alexandre-Guillaume TOLLINCHI Avocat à la Cour – Docteur en Droit Avocat associé de la SELARL TOLLINCHI’S LAW FIRM (Barreau de Nice) Enseignant à la Faculté de Droit de Nice

Faisant primer l’économie sur les enjeux de santé publique, le Président de la République, ancien banquier peinant à endosser avec humanisme et responsabilité les habits de chef de l’Etat, a annoncé que le confinement serait la règle a priori seulement jusqu’au 11 mai 2020 (sic). Le déconfinement qui s’ensuivrait serait alors soumis à des réserves que nous ignorons à ce jour.

L’importance des collectivités territoriales

L’Etat étant nu et défaillant depuis le début de la pandémie, les exécutifs des collectivités territoriales sont à présent les seuls à représenter un espoir de protection des populations. Localement, Christian ESTROSI, incontestablement, est de ceux-là. Mais il convient de faire les bons choix pour, avec un sens aigu des responsabilités, éviter à la population des territoires, aux travailleurs mais aussi aux employeurs, de pâtir jusque dans leur chair des choix gouvernementaux. Ce quel qu’en soit le prix économique car la protection de la santé prime tout ; sans santé, point d’économie viable. Disons-le : en présence d’une infection mortelle (le taux définitif étant inconnu à ce jour), le dogme de « l’immunité collective », a fortiori en l’absence de certitude scientifique de pouvoir y parvenir, ne traduit rien d’autre qu’une volonté de laisser la population être contaminée, donc risquer sa vie. Nous devons tordre le cou à cette théorie génocidaire contraire à tout idéal humaniste et fraternel.

Les collectivités territoriales ont un rôle particulier en matière de prévention des risques.
Sur le fondement de l’article L. 2212-2 du CGCT, le maire, fort de son pouvoir de police administrative, par définition préventive, peut décider de toute mesure destinée à éviter un risque comportant des atteintes à l’ordre public pour prévenir des « fléaux calamiteux, des maladies épidémiques et contagieuses ». C’est a fortiori le cas de la pandémie du Covid-19. Le maire peut, en outre, sur le fondement de l’article L. 2212-4 du CGCT, prescrire «  toute mesure de sûreté en cas de danger grave et imminent ». Bien que son pouvoir soit limité, son refus d’agir peut engager la responsabilité de la commune.
Loin des querelles partisanes qui n’ont plus de sens aujourd’hui, les exécutifs locaux sont à l’heure du choix : vont-ils suivre ou s’opposer au pouvoir central, par tous les moyens légaux à leur disposition ? Les exécutifs locaux vont-ils protéger les populations ou non ? Ils peuvent le faire d’abord en recommandant à leurs agents administratifs de rester confinés en télétravail si ces derniers le souhaitent, notamment les mères de famille, les agents atteints d’une pathologie chronique ou grave, et les femmes isolées avec une personne âgée à charge. Ils peuvent ensuite inciter financièrement les entreprises à tout faire pour pérenniser le télétravail. Ils peuvent enfin, sans avoir à respecter les règles de la commande publique vu l’urgence, mettre tout en œuvre pour équiper la population et la protéger, au besoin en limitant les transports en commun qui constituent un foyer extrêmement important de propagation du virus.
Tout cela permettra de concentrer les forces des soignants et les moyens pour se préparer à soigner avec plus d’efficacité ceux qui, inévitablement, risquent d’être contaminés (entre autres, les personnels du secteur médical, les forces de l’ordre, etc.). Par exemple, une assistante de direction, une juriste, une comptable, une secrétaire, un informaticien… peuvent parfaitement télétravailler. Leur présence physique n’est pas indispensable.

Retour au travail vs. protection de la population ?

Les travailleurs du secteur public et du secteur privé ont été à nouveau invités par le Gouvernement, comme ils le sont déjà depuis plusieurs semaines par le Ministre du Travail, à retrouver le chemin... du travail. Plus exactement, l’Etat entend presque les y contraindre, faisant fi des risques pesant sur leur santé et sur leur vie, tout en réouvrant les écoles, ce dans la même logique : la vie du pays ne peut pas s’arrêter. Il ne s’agit pourtant pas de bloquer l’économie, qui doit continuer à fonctionner bien évidemment, mais d’adapter l’activité des travailleurs et de les protéger.
Alors qu’il a été, au mieux par défaillance, incompétence et négligence, incapable de protéger les Français depuis le début de la pandémie, le Gouvernement souhaite le retour au travail de la population sans assurer la protection de sa santé. C’est inacceptable. C’est incompréhensible. C’est irresponsable. En période de « guerre », selon l’expression même du chef de l’Etat, les premières personnes à protéger ce sont les femmes, les enfants, les malades (notamment chroniques et les patients atteints de pathologies graves), ainsi que les personnes âgées. Ces catégories de Français doivent rester confinés jusqu’à la fin de la guerre pandémique, si possible en télétravail car il ne s’agit pas de laisser les Français désœuvrés.
« En politique », ainsi que le professait le poète de la Commune et vétéran de 1848, Eugène Chatelain, le Président de la République ne doit pas oublier que « toute faute est un crime  ». «  Pauvre République, où vas-tu ? » nous disait-il dès 1952.
A l’heure à laquelle le Covid-19 décime toujours les forces vives de notre pays, et pas seulement les personnes fragiles, l’Avocat que je suis s’élève avec force, sur un ton qui n’a rien de badin, contre cette inconséquence coupable du pouvoir exécutif, cette irresponsabilité confinant à la faute.
Mais aujourd’hui, ce n’est pas de la responsabilité des Ministres concernés dont il est question, tant il conviendra de réserver cette question à la Cour de Justice de la République. Ce dont il est question aujourd’hui, c’est de votre quotidien de travailleurs et d’employeurs, du secteur privé comme du secteur public.
Tout autant que la situation économique grave, l’annonce du chef de l’Etat inquiète le monde du travail, notamment les salariés et les agents publics, et leurs syndicats respectifs ; cette inquiétude est légitime. Mais cette annonce ne doit pas seulement inquiéter les « exécutants » ; elle doit aussi inquiéter sérieusement les employeurs eux-mêmes et l’ensemble des chaînes hiérarchiques. En effet, l’Etat se défausse une fois de plus et cherche à transférer sur les collectivités territoriales et sur les entreprises la charge d’une immense responsabilité, notamment pénale, à savoir la charge du risque de contracter le Covid-19 au contact de collègues de travail ou du public, y compris sur le trajet domicile-travail en transports en commun ou via le vecteur des établissements scolaires.

Santé des travailleurs : une obligation de sécurité de résultat de l’employeur

Nul n’ignore que tout employeur, public comme privé, est tenu de respecter une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, en particulier pour toute maladie contractée du fait du travail.
Aussi, le manquement à l’obligation sus-visée pourrait constituer une faute inexcusable au sens de l’article L. 452-1 du Code de la Sécurité sociale lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié/l’agent et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. Lorsque la réalisation du risque intervient alors que le risque avait été signalé à l’employeur, et qu’il n’en a pas préservé le travailleur, sa responsabilité pourrait être engagée de plus fort.
La jurisprudence administrative va plus loin et a dégagé un principe de responsabilité de l’employeur public pour risque professionnel (CE, 21 juin 1895, Cames), ce du seul fait que l’agent n’ait pas été préservé du risque encouru par des mesures qu’aurait dû prendre l’employeur, ceci constituant une faute. Le Conseil d’Etat et la Cour de cassation ont également retenu l’existence du préjudice d’anxiété due au risque de développer une pathologie grave (CE, 3 mars 2017, Ministre de la défense, n°401395 - Cass. ass. plén., 5 avr. 2019, n°18-17.442, F-P+B+R+I).

Concernant les agents territoriaux, et aux termes de la loi n°84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale (article 108-1), les règles applicables en matière d’hygiène et de sécurité dans les collectivités territoriales et leurs établissements publics locaux sont celles définies par le Code du travail (livres Ier à V de la quatrième partie), sous réserve des dispositions du décret n°85-603 du 10 juin 1985 relatif à l’hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu’à la médecine professionnelle et préventive dans la fonction publique territoriale.
Les articles L. 4121-1 et suivants du Code du travail, également applicables aux agents publics, ne laissent planer aucune incertitude. L’employeur ne doit pas seulement prévenir les risques ; il doit avant tout « éviter les risques » et les « combattre à la source », tout en « adaptant le travail à l’homme ». Ces obligations s’imposent à tout chef de service.
En outre, l’article 5-1 du décret de 1985 sus-visé dispose que « Si un agent a un motif raisonnable de penser que sa situation de travail présente un danger grave et imminent pour sa vie ou pour sa santé ou s’il constate une défectuosité dans les systèmes de protection, il en avise immédiatement son supérieur hiérarchique. Il peut se retirer d’une telle situation. [...] L’autorité territoriale ne peut demander à l’agent qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent résultant notamment d’une défectuosité du système de protection. » La solution est identique dans le secteur privé (Convention de l’OIT n° 155 - Directive-cadre 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 - Loi du 23 décembre 1982 – articles L. 4131-1 et suivants du Code du travail). Il s’agit du droit d’alerte, même verbal, et du droit de retrait. Aucune sanction ne peut être prononcée dans une telle situation.
Au demeurant, les juridictions sociales recherchent non pas si la situation de travail est objectivement dangereuse mais si le travailleur justifie d’un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie et sa santé. Le danger auquel prétend échapper le salarié ne doit pas nécessairement être étranger à la personne de celui-ci, il n’a donc pas à être objectif puisqu’il peut être subjectif et inhérent à l’état de santé du travailleur (Cass. soc., 20 mars 1996, Bull. 1996, V, n° 107 p. 73, n° 93-40.111).

Précisons que le danger est une menace pour la vie ou la santé du travailleur, c’est-à-dire une situation de fait en mesure de provoquer un dommage à l’intégrité du travailleur. La notion de danger grave n’est pas régie par le droit. Si la réalisation de ce danger entraîne une incapacité temporaire de travail (plusieurs jours d’arrêt maladie, par exemple), les juges peuvent estimer que ce danger était grave. Le caractère imminent, qui ne se traduit pas juridiquement par « vitesse », est généralement attaché aux accidents professionnels mais il pourrait trouver à s’appliquer dans le contexte du Covid-19, l’exposition au risque de contracter ledit virus, transmissible très facilement par les voies respiratoires, qui plus est en période pandémique, consiste en un risque de danger imminent de contamination, à savoir un risque soudain d’une lésion au corps humain.

Dans une période de pandémie comme c’est précisément le cas en France depuis plusieurs semaines, la situation personnelle et familiale du travailleur (antécédents médicaux, facteurs de comorbidité) mérite en outre d’être appréciée par l’employeur. En effet, le travailleur ne doit pas, du fait de son employeur, représenter un risque pour son foyer familial ; la responsabilité de l’employeur pourra être engagée et devra l’être en cas de réalisation du risque.
La responsabilité de l’employeur public ou privé ne s’arrête pas à ces considérations liminaires de droit social.

L’hypothèse exonératoire de la force majeure ? Non.

Il est admis par la Cour de cassation que la force majeure puisse exonérer un employeur de son obligation de sécurité de résultat, en présence d’un évènement imprévisible et irrésistible (Cass. soc. 4 avril 2012, n°11-10.570, Publié au Bulletin).
Si le Ministre de l’Economie et des Finances a annoncé, le 28 février 2020, que le Covid-19 sera considéré comme un cas de force majeure pour les entreprises en particulier au regard des marchés publics de l’État, justifiant l’inapplication des pénalités en cas de retard d’exécution des prestations contractuelles, il ne peut pas en aller de même pour l’employeur en matière d’obligation de sécurité de résultat quant à la protection de la santé des travailleurs.
En effet, d’une part, la force majeure ne peut pas être retenue lorsque l’épidémie, apparue pour mémoire en Chine en novembre 2019, préexiste au contrat (CA Saint-Denis de la Réunion, 29 décembre 2009, n°08/02114). D’autre part, le propos du Ministre, visant le retard d’exécution d’une prestation contractuelle à raison d’une maladie au caractère imprévisible et irrésistible, n’est que la traduction d’une jurisprudence constante inapplicable à l’obligation de protection de la santé des travailleurs.
En l’espèce, les employeurs, depuis le début du confinement, ont largement été en mesure de prendre conscience du risque et de prendre toute mesure utile. Si une contamination intervient dans le cadre d’une activité de travail au sortir du confinement, la force majeure ne sera pas envisageable pour exonérer l’employeur de sa responsabilité.

L’engagement possible de la responsabilité pénale

Tout employeur, public comme privé, doit savoir qu’il engage, de manière cumulative, sa responsabilité pénale.
Plusieurs infractions peuvent trouver à être caractérisées en matière de protection de la santé des travailleurs, d’une part les infractions involontaires à la vie et à l’intégrité physique ou psychique (art. 123-3 du Code pénal), d’autre part l’infraction de mise en danger grave, immédiate, et délibérée d’autrui en cas de violation d’une règle particulière de sécurité ou de prudence (art. 223-1 du Code pénal).
Les Avocats qui en seront chargés n’hésiteront pas à permettre aux travailleurs qu’ils représenteront et assisteront de saisir la Justice car il en va d’une haute idée de l’humanisme, de la fraternité, et de la solidarité, ce triptyque essentiel à la République des Lumières.
Le fait, par négligence, imprudence, ou manquement à une obligation particulière de prudence ou de sécurité, d’exposer un de ses subordonnés à un risque d’une particulière gravité (un risque sérieux, mortel ou invalidant), avec un degré de probabilité élevé (évident, en période de pandémie du Covid-19) ainsi que la connaissance du risque (également, indiscutable), même sans dommage constaté, engage la responsabilité pénale de l’employeur.
La responsabilité est encourue du fait même de l’exposition au risque, sans nécessairement pour la victime devoir rapporter la preuve d’un dommage.
Dans le secteur privé, la personne de l’employeur ainsi que la hiérarchie peuvent voir, chacun, leur responsabilité pénale engagée. Dans le secteur public, celle d’un chef de service est personnelle ; elle ne peut être absorbée par la collectivité qui l’emploie, laquelle peut également voir sa propre responsabilité pénale engagée en qualité de personne morale de droit public. Résumons : puisqu’aucun employeur n’est à l’abri, que tous respectent et protègent, en bons pères de famille, la santé de leurs employés et agents.
Pour conclure, ayons tous à l’esprit le paragraphe 11 du préambule de la Constitution de 1946 « La Nation garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé. » En effet, la protection de la santé des travailleurs a valeur constitutionnelle.

Nos recommandations 

- Dans tous les cas où le télétravail est possible, autrement dit pour toutes les tâches administratives, dans le secteur public comme dans le secteur privé, ce n’est pas « il peut » mais il doit être mis en œuvre et il doit l’être sans ne faire courir aucun risque au travailleur (à titre exceptionnel, le travailleur ne peut pas se voir imposer d’aller rechercher du matériel susceptible de servir de vecteur indirect de contamination ou lorsque l’opération de transfert lui ferait courir un tel risque, tant il est désormais techniquement possible pour tout informaticien d’installer des logiciels à distance, sous la responsabilité personnelle du travailleur).

- Dans les cas où le télétravail n’est pas techniquement possible, notamment pour les travailleurs sur le terrain (forces de police, soignants, ouvriers), l’employeur doit prendre toutes les mesures pour garantir leur sécurité et leur santé. Le droit de retrait demeure néanmoins, en principe, possible.


Maître Alexandre-Guillaume TOLLINCHI Avocat à la Cour – (...)