Relance : morphine pour dinosaures


Economie


17 février 2009

Convenons que l’industrie automobile soit un gros employeur. Mais sa production est inadaptée aux exigences des temps présents. Méritait-elle une perfusion publique ? C’est douteux. Convenons que la santé du système financier soit déterminante. Mais ses institutions déconsidérées méritaient-elles l’absolution. ? C’est très douteux…

Si la moustache de Christophe de Margerie a un peu blanchi, ce n’est pas à cause de la baisse des profits de la compagnie qu’il préside. Total a en effet engrangé presque 14 milliards d’euros de bénéfice en 2008, performance nécessairement remarquée sur un exercice où toutes les grandes firmes ont subi les premiers assauts de la crise. Et encore n’est-on pas certain que les comptes soient aussi « sincères et véritables » que le prétendent les rapports, que les sociétés aient souffert ou qu’elles aient, comme Total, connu des vaches grasses. On peut également supposer que Margerie n’est pas pour autant gagné par l’euphorie. De la même façon que les retraités ont mauvaise conscience de partir en voyage lorsque leurs enfants ou petits-enfants sont dans la difficulté, de même les pétroliers ont-ils à redouter que le public, à l’exception notable de leurs actionnaires, ne considère leur prospérité comme « injuste », et ce pour de multiples raisons. D’abord parce qu’elle s’est bâtie sur le dos du pékin, qui a payé une petite fortune pour faire le plein de son auto ou de sa cuve à mazout. Ensuite parce que la production et le négoce de pétrole sont devenus des activités (presque) aussi sulfureuses que le trafic d’armes ou de drogues dures. A la fois pour des considérations écologiques et pour le sentiment, depuis longtemps répandu, que l’énergie fossile, rare et non renouvelable, devrait être considérée comme un bien public. Et à ce titre échapper à l’appropriation privée. Ce raisonnement ne manque pas de bon sens : l’or noir est exploité à une cadence qui rend probable l’épuisement de la ressource à une échéance courte, et son utilisation massive provoque l’empoisonnement de l’atmosphère, au point de générer des ravages climatiques durables. Il est donc plus que probable que l’aisance des pétroliers va leur occasionner des dommages collatéraux : leurs superprofits devraient rapidement passer pour illicites, comme résultant de l’appropriation sans contrepartie de richesses collectives. Et la rondeur de leurs magots pourrait bien exciter la convoitise, en ces temps d’impécuniosité généralisée. Présenter des comptes comme ceux de Total, c’est comme déambuler dans un bidonville avec une rivière de diamants autour du cou : de la provocation…

Aveuglement généralisé

On s’étonne en conséquence que personne n’ait appelé les pétroliers au secours d’une industrie automobile en plein marasme. Peut-être les constructeurs concernés l’ont-ils fait, mais ils ont dans ce cas trouvé porte close. En tout cas, les aides publiques qui se déversent en ce moment sur les fabricants de bagnoles ne vont pas manquer de soulever, là-aussi, des récriminations. Il s’agirait d’aider au financement de la recherche, pour la fabrication de véhicules « propres ». L’alibi est un peu court sur pattes. On connaît les limites des ressources pétrolières depuis très longtemps ; on connaît les effets de la pollution automobile depuis une éternité ; on redoute les conséquences de l’accroissement du parc automobile depuis des lustres. Et pourtant, la recherche n’a jusqu’à ce jour abouti qu’à de rares véhicules électriques à l’autonomie rikiki, ou à des hybrides qui se révèlent au global à peine plus écologiques que leurs devanciers. Qui peut donc croire que l’aide publique soit réellement destinée à accompagner la recherche des constructeurs, qui sans ce coup de pouce eussent dû renoncer à poursuivre leurs laborieux efforts ? Il en résulte que des fonds publics vont se déverser sur une industrie qui a manifestement très mal préparé l’avenir, en s’obstinant à construire des véhicules dangereusement obsolètes. Et qui n’est manifestement pas prête pour le saut technologique requis.

C’est tout particulièrement le cas aux Etats-Unis, où l’on fabrique des tombereaux toxiques que même un pithécanthrope refuserait de conduire. A quoi donc rime de subventionner ces dinosaures ? Les arguments avancés relèvent de la hantise du chômage. Il est exact que les constructeurs automobiles et leurs sous-traitants pèsent lourd en termes d’emploi. Mais pas autant que les 10% de la population active que brandissent les milieux officiels : il faut pour cela comptabiliser les concessionnaires automobiles, les professeurs d’auto-écoles, les entreprises de travaux publics, la police de la route et les éleveurs de ratons laveurs qui traversent les chemins vicinaux. En réalité, le poids du secteur serait d’environ 3% de la population active, ce qui n’est déjà pas mal. Mais lui rend-on service en l’encourageant à poursuivre dans une voie sans issue ? La crise pourrait au contraire agir en révélateur, et obliger cette industrie à opérer sa reconversion, toujours différée, vers des véhicules vraiment « propres ». C’est la même approche que celle qui a conduit à vouloir « sauver » les banques (elles ne le sont toujours pas), alors que leurs pratiques du métier sont irrémédiablement condamnées, et qu’il est urgent de redéfinir un nouveau paradigme d’exercice. Qu’elles soient dépassées par les événements ou qu’elles fassent preuve d’un aveuglement coupable, les autorités du monde entier démontrent leur incapacité à renoncer aux règles du jeu de l’ancien monde. Lesquelles sont périmées. Les « relances » et autres « plans d’aide » sont ainsi appelés à échouer. Et sans doute lamentablement. Si bien qu’en 2009, même les bénéfices de Total seront probablement beaucoup moins plantureux. C’est dire si les temps à venir seront difficiles…


Jean-Jacques Jugie