Justice et confiance : le projet de loi vu par les avocats et les magistrats


Droit


11 juin 2021

Si le projet de loi apporte des "améliorations", il ne répond pas en totalité aux préoccupations des avocats et de leurs clients.

Les explications de Maître Matthieu Boissavy, du CNB.


Alors que l’Assemblée nationale a adopté en première lecture ce 25 mai le projet de loi pour la "confiance dans l’institution judiciaire", et en attendant son examen au Sénat à la rentrée de septembre, retour sur l’esprit de ce texte emblématique avec Maître Matthieu Boissavy, des barreaux de Paris et de New York, vice-président de la commission Libertés et Droits de l’Homme du Conseil National des Barreaux.

La nouvelle loi "Pour la confiance dans l’institution judiciaire" assure-t-elle une meilleure protection aux avocats ?
Les avocats ne demandent pas une protection pour eux-mêmes mais pour le respect de mission de défense et de conseil envers leurs clients que l’État de droit leur assigne. Cette mission ne peut être réalisée en toute indépendance et confiance que si les confidences qu’ils recueillent de leurs clients, et les conseils juridiques qu’ils donnent, en toutes matières, ne peuvent pas être écoutés, retranscrits ou saisis par quiconque, y compris par les services d’enquêtes et de poursuite, sauf le cas où l’avocat a participé à la commission d’une infraction. La loi "Pour la confiance dans l’institution judiciaire", telle qu’amendée par le vote de l’Assemblée Nationale, en première lecture tend à renforcer la protection du secret des confidences de nos clients et des conseils juridiques que nous leur donnons dans le respect des règles de droit.

Y compris dans leurs activités de conseil ?
L’article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 prévoit que le secret professionnel de l’avocat s’applique en toutes matières, tant dans le domaine de la défense que dans celui du conseil. Toutefois, par une jurisprudence, que nous estimons contra legem, la chambre criminelle de la Cour de cassation tend à restreindre l’opposabilité aux autorités de poursuite et d’enquête du secret professionnel de l’avocat au seul exercice des droits de la défense. Depuis un arrêt du 22 mars 2016, la chambre criminelle ne reconnait même cette opposabilité, en matière pénale, que lorsque l’avocat intervient pour un client qui a fait l’objet d’une garde à vue ou été mis en examen ou qui a le statut de témoin assisté. Ces restrictions ne sont pas acceptables. Elles vident le secret professionnel de sa raison d’être et ruinent la confiance des citoyens envers l’avocat, et donc envers la justice. Le secret professionnel couvre aussi les activités de conseil de l’avocat et s’applique même si le client n’a pas encore de statut procédural. Le projet de loi, dans sa version votée par l’Assemblée nationale en première lecture consacre sa garantie en toutes matières, y compris dans les activités de conseil et quel que soit le statut procédural du client.

Maître Matthieu Boissavy DR

Est-ce qu’elle limite les pouvoirs de la défense, de l’enquête ?
Le projet de loi comprend plusieurs dispositions pour mieux contrôler la durée de l’enquête préliminaire mais ces avancées sont perfectibles. Les avocats revendiquent que l’exercice des droits de la défense puisse mieux s’exercer dans le cadre des enquêtes préliminaires, notamment pas un meilleur accès au dossier dès le stade de la garde à vue. Certes, il y a des actes d’enquêtes qui doivent rester secrets pour être efficaces et nous le comprenons. Mais il en est d’autres qui pourraient être portés à la connaissance du gardé à vue et de son avocat sans nuire à l’efficacité de l’enquête. Par exemple, vous avez des enquêtes préliminaires au long cours dans lesquelles la personne mise en cause ne sera entendue en garde à vue qu’après la réalisation de la quasi-totalité des investigations (réquisitions, sonorisation, écoutes téléphoniques…). Dans ces cas-là, si nous étions dans le régime de l’instruction, le mis en cause sur qui pèsent des indices graves et concordants d’avoir commis une infraction devrait être présenté à un juge d’instruction en vue de sa mise en examen et donc aurait accès au dossier. Avec le régime de l’enquête préliminaire, cette personne sera seulement entendue en garde à vue puis elle sera renvoyée devant la juridiction de jugement sans avoir jamais eu accès au dossier et donc sans avoir pu, par exemple, présenter des demandes d’actes pendant l’enquête. Le projet de loi ne change pas vraiment cette situation et les revendications de la profession, portées par le Conseil National des Barreaux, n’ont pas été entendues sur ce point. Certes, le projet de loi limite la durée de l’enquête préliminaire et c’est une avancée. Il n’est pas acceptable qu’une personne soit sous le coup d’une surveillance policière indéfiniment sans avoir la possibilité à un moment donné de pouvoir s’expliquer et de contester, avant même le renvoi éventuel devant la juridiction de jugement, les charges qui pèsent sur elle. Le régime de l’instruction est parvenu à un équilibre entre les pouvoirs des autorités de poursuite et d’enquête et l’exercice des droits de la défense. Nous revendiquons un accroissement de l’exercice des droits de la défense dans les enquêtes préliminaires.
J’ajoute, en réponses aux critiques qui prétendent que tout accroissement des droits de la défense au cours des enquêtes préliminaires risquerait de nuire à l’efficacité des enquêtes, que ce dont souffrent les enquêteurs, comme les magistrats d’ailleurs, est le manque de moyens, le manque d’effectifs, pour traiter les enquêtes dans un délai raisonnable. Si les enquêteurs et les magistrats disposaient des moyens nécessaires pour effectuer leur travail dans des délais raisonnables, les tensions entre avocats et magistrats ou entre avocats et enquêteurs, ou même entre magistrats et enquêteurs, ne seraient pas aussi vives et l’exercice des droits de la défense pourrait être mieux respecté.

Le secret professionnel des avocats sort-il renforcé de cette loi ?
Si la loi est votée, la protection des confidences de nos clients et donc du secret professionnel de l’avocat en sortira renforcée. La jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation devra évoluer et mieux respecter le secret professionnel de l’avocat en matière de conseil. D’autres dispositions dans ce projet de loi renforcent le secret des confidences entre un avocat et son client. Par exemple, lors d’une perquisition dans un cabinet ou au domicile d’un avocat, le magistrat qui effectue la perquisition doit s’assurer que les investigations ne portent pas atteinte au libre exercice de la profession d’avocat et à ce qu’aucun document relevant de l’exercice des droits de la défense et couverts par le secret professionnel de la défense et du conseil ne soit saisi. Il ne sera plus possible de mettre sur écoute la ligne téléphonique d’un avocat sans une autorisation préalable et motivée du juge des libertés et de la détention, indiquant les raisons plausibles de la participation de l’avocat à une infraction. Il en sera de même pour obtenir ses données de connexions téléphoniques ou informatiques. C’est une avancée importante pour la protection du secret.

L’intérêt particulier de l’avocat doit-il parfois s’effacer devant l’intérêt général ? (par exemple s’il est suspecté d’avoir commis un délit dans le cadre de son travail)
Les avocats ne revendiquent pas l’immunité. Si un avocat a participé à la commission d’une infraction, il peut faire l’objet de poursuite et être jugé. Le projet de loi ne change pas cette possibilité évidente. Personne n’est au-dessus des lois.
J’entends les critiques de ceux qui estiment que le renforcement de la protection du secret professionnel de l’avocat risquerait de nuire à l’efficacité des enquêtes mais je ne les crois pas fondées. Pour la raison suivante : si l’avocat n’a pas participé à la commission d’une infraction, s’il a légitimement exercé sa mission de conseil ou de défense, notre société démocratique interdit aux services d’enquête d’aller chercher dans le cabinet de l’avocat, ou même chez son client, les confidences qui lui ont été faites par son client ou les conseils que l’avocat a donnés dans le respect des règles de droit. De même que la loi protège le secret des sources des journalistes, afin que la presse puisse librement exercer sa mission d’informer le public, la loi doit protéger les confidences faites par tout citoyen à son avocat, afin que ce dernier puisse librement exercer sa mission de défense et de conseil.

Est-ce que la profession apprend à maîtriser les nouvelles technologies, à en saisir les dangers comme par exemple une adresse en Gmail avec des serveurs basés à l’étranger ?
La profession est tout à fait consciente de l’importance de maîtriser les nouvelles technologies et de comprendre les dangers de la numérisation des échanges avec les transferts de données qui passent par des serveurs souvent installés à l’étranger. Il appartient à chaque avocat de mettre en place un système de protection des données de son cabinet qui garantisse la protection du secret professionnel. Le CNB et les ordres, de même que les syndicats d’avocats, sensibilisent par des formations les avocats sur ces questions. Il n’est pas exclu qu’il faille aller encore plus loin et préciser dans le règlement intérieur national des règles de saine gestion des données par les cabinets d’avocats, indépendamment de ce qui est déjà prévu par le RGPD. Autrefois, lorsqu’un avocat s’installait et posait sa plaque, un membre du conseil de l’Ordre venait visiter ses locaux professionnels pour vérifier que l’installation était conforme au respect des règles professionnelles. Cet usage est tombé en désuétude. Aujourd’hui, un système de protection des données de l’avocat qui garantit la protection du secret professionnel est encore plus important que l’existence d’une salle d’attente ou l’absence de canapé dans le bureau de l’avocat. Il n’est pas exclu que les Ordres d’avocats assurent un meilleur contrôle de l’existence de cette protection dans les cabinets.

Propos recueillis par Jean-Michel CHEVALIER

"L’avocat, dernier rempart démocratique"

Maître Xavier Fruton DR

Maître Xavier Fruton, avocat au barreau de Nice, médiateur, président de l’Union des jeunes avocats (UJA) niçois, estime que le projet de loi visant à renforcer le secret professionnel de l’avocat est "une bonne chose". "Je n’avais pas de doute sur le fait que dans le cadre d’une juridiction j’étais protégé dans mes relations avec mon client. C’était peut-être un peu moins le cas pour tout ce qui était conseil. À l’avenir, avec cette nouvelle loi, les deux volets de ma mission d’avocat (la défense et le conseil) seront protégés. (…) Il y a eu un certain nombre d’affaires médiatiques, notamment avec un ancien Président, où toute la charge de la preuve était faite en fin de compte par des écoutes annexes dans un cabinet d’avocat. Ce qui pose un vrai problème parce qu’on doit avoir pleinement confiance quand on appelle son avocat. C’est pour cela que la loi remet sur le devant de la scène le principe de la confidentialité des entretiens avec l’avocat".

Stratégie

Maître Fruton n’entend pas trop certaines critiques venant des syndicats de magistrats (voir ci-dessous), évoquant un domicile de l’avocat "sanctuarisé" ou des cabinets d’avocats qui deviendraient des "coffres-forts".
"Que les cabinets d’avocats deviennent des coffres-forts, je vous dirais, dans une société démocratique, tant mieux. Parce que l’avocat est le dernier rempart démocratique. On doit pouvoir faire appel à son conseil, pouvoir tout lui dire dans son cabinet, sans la crainte d’être écouté, épié, et pouvoir arrêter une stratégie. L’avocat n’est pas qu’une personne qui se met à côté de son client, il y a des stratégies qui sont discutées, évaluées, confrontées, de façon à défendre le client. Heureusement que le cabinet d’avocat devient le sas de sécurité dans notre société démocratique".
Quant à l’avocat salarié en entreprise, "le projet est enterré. Cela revient régulièrement sur le tapis mais cela ne se verra pas tout de suite. Pour l’autre crainte, versant police, puisqu’il peut y avoir des confrères corrompus, il y aura un contrôle du JLD (juge des libertés et de la détention). Donc je ne vois pas la difficulté.
S’il y a suffisamment d’éléments qui laissent à penser qu’un avocat serait corrompu, à ce moment-là on perquisitionne son cabinet, en présence du bâtonnier et d’un magistrat, et c’est réglé
".

Côté magistrats : "tout ça pour ça ?"


"Sur le secret professionnel, il y a eu beaucoup de communication mais quand je vois le projet adopté le 25 mai, je me dis tout ça pour ça ? Malgré tout ce qu’on lit, il n’y a pas d’avancées vraiment importantes", assure Hicham Melhem, délégué général adjoint du syndicat Unité Magistrats. "On a surtout entendu qu’il y avait eu une avancée, que le secret professionnel ce n’était plus seulement la défense mais aussi le conseil. Je trouve que, comme dans beaucoup de matières, on est en train de légiférer pour pas grand-chose. Une loi dans cette matière existe déjà, c’est la loi de 1971, notamment l’article 66-5, qui a été modifié en 1997. Il est clair : le secret professionnel des avocats concerne toutes matières, que ce soit dans le domaine du conseil ou celui de la défense. Pour moi, c’était dans la loi. Et je ne suis pas le seul à le dire. Le problème, comme dans beaucoup de domaines, c’est qu’il y a eu une application restrictive de cette loi. Le texte de 1971 modifié se suffisait à lui-même. L’avantage de cette réforme, c’est la clarification. Au moins, on fixe bien les choses. Mais il n’y a pas de révolution. Je ne suis pas défavorable à ces précisions mais je m’interroge sur l’intérêt de légiférer là-dessus", analyse encore Hicham Melhem. Dans une note datée du 26 mars, mise à jour le 21 avril, le Syndicat de la magistrature a indiqué être "opposé (…) à poser la condition qu’il existe des indices contre un avocat pour qu’une perquisition puisse être ordonnée. En effet, une telle disposition ferait échec, par exemple, à la perquisition menée chez un avocat, domicile d’un membre de sa famille qui serait visé par l’enquête. Il n’apparaît pas possible de sanctuariser le domicile d’un avocat de telle sorte que d’éventuels mis en cause pourraient l’utiliser, y compris à son insu, pour y cacher des indices d’infractions commises".

Garanties

"On peut imaginer des situations où des infractions sont commises au sein du domicile d’un avocat avec d’autres parties prenantes. Il y a un ensemble de difficultés qui ne sont pas levées par le texte, notamment pour le domicile", complète Côme Jacqmin, délégué du Syndicat de la magistrature pour la section du Tribunal judiciaire de Nice. "Ce renforcement du secret professionnel de l’avocat est sans doute possible avec des avocats libéraux mais avec des avocats en entreprise cela pourrait poser problème. La recherche de certaines infractions, notamment en droit des affaires, se trouverait compliquée", poursuit-il. De son côté, l’Union syndicale des magistrats (USM) a regretté que "le projet de loi limite la possibilité de perquisitionner s’agissant des seuls avocats" et qu’une double condition soit nécessaire : "que l’avocat soit lui-même mis en cause" et qu’il "existe contre celui-ci des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis (ou) tenté de commettre l’infraction objet de la procédure". L’USM ajoute que "cette condition apparaît trop restrictive, comme ne permettant pas par exemple la perquisition en raison d’une infraction commise par un proche de l’avocat (enfants, conjoints, salariés…) au sein des locaux professionnels (ou) du domicile. Le projet de loi soumet l’acte de perquisition à la condition de pouvoir soupçonner la co-action ou la complicité de l’avocat au regard de l’infraction poursuivie. De fait, les cabinets d’avocat vont jouir d’une sorte de quasi-immunité et les cabinets devenir des coffres-forts".
"Cela faisait partie de nos craintes", souligne à ce sujet Hicham Melhem. "Mais quand je regarde le produit qui nous est présenté, et même si les députés sont allés plus loin que le Garde des sceaux, je trouve qu’il n’y a pas de sanctuarisation. Je suis attaché au secret professionnel des avocats. D’ailleurs, il y a une étude très récente qui montre que les Français sont aussi attachés au secret professionnel des avocats qu’au secret médical et le pourcentage est énorme : 93%". Selon le baromètre des droits, réalisé par l’Institut de sondage MRCC pour le barreau de Paris, ils sont 93% à penser que le secret des échanges avec un avocat est au moins aussi important que le secret médical, dans le cadre du conseil. Dans le cadre de la défense, le chiffre monte à 97% (1 000 Français interrogés et 607 avocats inscrits au barreau de Paris).
Dans le projet, "il y a encore des garanties : des perquisitions peuvent avoir lieu, des communications peuvent être interceptées", assure le délégué général adjoint d’Unité Magistrats.

Propos recueillis par Sébastien GUINÉ

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Jean-Michel Chevalier