La procédure pénale numérique : "ça change tout" pour tout le monde


Droit


10 juin 2022

Un an après son déploiement dans les juridictions de Nice et Grasse, premier bilan de la procédure pénale numérique au Tribunal judiciaire de Grasse et au commissariat de Cannes.


"Cela change tout, la procédure pénale numérique", assure la présidente du TJ de Grasse Emmanuelle Perreux. "Cela a un impact très fort sur les pratiques professionnelles, que ce soient les pratiques professionnelles policières, les pratiques professionnelles du greffe et les pratiques professionnelles des magistrats", poursuit-elle.
"On est dans cette phase d’appropriation de ce nouvel outil, de la part de tout le monde, enquêteurs et magistrats", abonde le procureur de la République de Grasse Damien Savarzeix. Depuis mai 2021, les juridictions de Nice et de Grasse font partie de la troisième vague du programme national de déploiement de la procédure pénale numérique (PPN).
La première vague remonte au mois d’août 2020 et depuis février, le programme est dans la sixième vague, sur neuf au total. Selon les ministères de la Justice et de l’Intérieur, la PPN a cinq grands objectifs : "des procédures simplifiées pour une efficacité opérationnelle accrue", "un recentrage des acteurs de la procédure pénale sur leur cœur de métier", "une procédure enrichie par le numérique", "un renforcement de la valeur probante des procédures" et "une accessibilité renforcée pour le justiciable".

"Nativement numérique"

Sont concernés tous les acteurs du processus pénal, du premier acte d’enquête à l’exécution du jugement, c’est-à-dire les enquêteurs (de police et de gendarmerie), les fonctionnaires des greffes, les magistrats, les assistants de justice et juristes assistants, les fonctionnaires de la direction de l’administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), les avocats, les huissiers, les experts, les douanes, les finances publiques, les associations conventionnées et les justiciables. Pour la présidente du TJ de Grasse, la PPN est "avant tout un dispositif juridique qui fait que la procédure, depuis son origine, est nativement numérique. L’original est le document numérique, pas le papier. Cela change complètement la donne. Il a fallu adapter le Code de procédure pénale pour permettre cette évolution".
La directrice du greffe du Tribunal de Grasse, Pascale Darras, relève que "c’est la première fois qu’on a un programme mené de front par le ministère de la Justice et le ministère de l’Intérieur". "On pouvait avoir des actions parfois un peu disparates avec une juridiction qui portait la dématérialisation mais qui se trouvait confrontée à des services de police et de gendarmerie qui n’étaient pas forcément équipés informatiquement", ajoute-t-elle. "Donc on avait cette limite au niveau des moyens matériels qui faisait qu’on ne pouvait pas aller au-delà. Là, l’idée c’était d’équiper exactement de la même façon tous les services de police et de gendarmerie et les juridictions pour qu’on ne se heurte pas à ces difficultés".

Double écran

Dans un premier temps, il a donc fallu équiper les gendarmeries, les commissariats et les tribunaux, en priorité d’écrans d’ordinateur car le double écran est amené à devenir la norme et d’appareils pour la signature numérique.
Et techniquement tout le monde n’était pas logé à la même enseigne.
À Grasse par exemple, "le système d’équipement Wi-Fi du ministère de la Justice était défaillant", confie Pascale Darras. "On avait des bornes Wi-Fi première génération et l’accès PPN supposait la mise en place de bornes deuxième génération".
À Nice, les avocats n’étaient pas pleinement satisfaits des tablettes mises à leur disposition, trop petites pour consulter convenablement les dossiers. Ils peuvent désormais les consulter sur leur ordinateur portable avec leur numéro RPVA, grâce à la mise en place d’un Wi-Fi avocats au tribunal. Parallèlement à l’équipement, il a fallu un travail de coordination, dans le cadre d’un comité de pilotage, entre les deux Tribunaux et les services de police et de gendarmerie. "Il fallait absolument qu’on se mette d’accord sur la nomenclature des dossiers", précise Madame Perreux. "Comment nommer une pièce pour que tout le monde sache à quoi elle correspond ? Nous avons proposé des formules de nommage et une arborescence du dossier pénal : une cote victime, garde à vue, perquisition…". Le procureur de Grasse estime que "L’intérêt d’une procédure papier, c’est que vous pouvez la travailler. Pour avoir un format numérique qui soit aussi performant en termes d’utilisation, il faut que vous ayez une arborescence, un système de classement. C’est tout ce travail qu’il a fallu mettre en œuvre pour avoir une structuration du dossier et ne pas avoir une masse brute".

Fin du classement chronologique

Tout cela a évidemment des conséquences sur le travail des enquêteurs. "Pour l’instant c’est une charge de travail supplémentaire", reconnaît la commissaire Romy Laguens, cheffe de la sûreté urbaine à Cannes. "À terme, ce sera plus simple, quand on aura un logiciel plus adapté. Aujourd’hui, il faut faire un certain nombre de manipulations pour insérer les PV et les pièces dans le logiciel. Il faut organiser la procédure, on fait des sous-dossiers. On faisait ce classement sur des procédures d’envergure mais sur des procédures courantes on faisait un classement chronologique".

Romy Laguens et Heïdi Hunkeler, enquêtrice cellule violences intrafamiliales. ©S.G

Le procureur de Grasse évoque une augmentation de 10% de la charge de travail pour les enquêteurs. "C’est difficile à déterminer", relève la commissaire Laguens. "Au départ, il a fallu énormément d’adaptation, de la hiérarchie et de la part des enquêteurs aussi. Il y a toujours un temps d’adaptation avant un fonctionnement optimal".
Dernier point très important induit par le déploiement de la PPN : la nécessaire formation des personnels. "On a dû former nos enquêteurs, donc tous les policiers du commissariat", souligne Madame Laguens. "On est tous professionnellement inscrits dans des réflexes, et tout d’un coup il faut modifier ces réflexes. Cela suppose un vrai temps d’adaptation pour tout le monde et un vrai accompagnement des personnels. C’est pourquoi on a choisi de mettre le paquet sur la formation", assure la présidente du TJ de Grasse. "Il faut accompagner les gens pour qu’ils s’approprient ces nouvelles techniques professionnelles. Cette question de l’appropriation est très importante".

"Au même moment"

Annick Lempereur, référente PPN à Grasse. ©S.G

À Grasse, la formation a été gérée par Annick Lempereur, greffière, cheffe du bureau d’ordre, chargée des nouvelles technologies et cheffe de projet PPN. "Cela fait gagner du temps à tout le monde. Pour l’archivage, c’est extraordinaire. On n’a plus besoin d’aller aux archives. Il n’y a plus de boîtes, plus de papier, c’est hyper confortable", se réjouit-elle. Romy Laguens reconnaît également cet avantage de ne plus avoir de papier à imprimer. Et avec "une transmission immédiate de la procédure, il n’y a plus ces transports de courrier assez lourds". Pour Emmanuelle Perreux, "le gros avantage de cette méthode de travail, c’est que l’on partage l’intégralité du dossier avec les avocats et le parquet. Lorsqu’on débat d’une pièce, il n’y a pas que le président qui a la pièce sous les yeux, tous les acteurs peuvent accéder à la même pièce au même moment. C’est extrêmement productif en termes de contradictoire". Madame Darras met en avant le gain de temps pour l’envoi de copies aux avocats ou aux assurances dans le cas des procédures classées. "Cela veut dire que l’on n’a plus besoin d’aller chercher un dossier pour le reprographier. On l’a dans notre base, on l’appelle et on l’envoie". Là où auparavant, les délais pouvaient largement atteindre les six mois. Toutes les procédures ne sont pas encore concernées par la PPN.
À la demande du ministère de la Justice, il existe un "kit obligatoire" pour les juridictions, rappelle Pascale Darras : les procédures contre X (les "petits X"), les comparutions immédiates, les convocations par procès-verbal (CPPV) notifiées par le procureur et les convocations par officier de police judiciaire (COPJ). Chaque juridiction était libre ensuite de développer PPN dans d’autres services. Grasse a fait le choix, depuis décembre, de l’étendre aux classements sans suite et, depuis mars, aux procédures sur CRPC (comparution sur reconnaissance préalable de la culpabilité, "le plaider coupable"), aux poursuites en ordonnance pénale délictuelle et à toutes les procédures de troisième voie. À Grasse, environ 20% des dossiers sont encore au format papier. Il s’agit des dossiers extérieurs et des dossiers considérés complexes et qui doivent être transmis pour étude.

Derrières les avantages indéniables de la PPN demeurent quelques difficultés, principalement d’ordre technique, notamment les problèmes de flux. Il y a aussi ce problème de compatibilité du logiciel pour les policiers cannois qui devrait prochainement être résolu avec un logiciel adapté à la PPN.
"Comme tout ce qui est nouveau, c’est en avançant qu’on apprend", résume Madame Perreux avec philosophie.

Sébastien GUINÉ


Sébastien Guiné