La dynamite de l’aléa moral


Economie


27 février 2013

S’assurer contre le risque relève de la sagesse gestionnaire. S’exposer au risque parce que d’autres paieront le prix du sinistre éventuel, ce n’est pas très fair play. Et même malhonnête lorsque l’exposition est délibérément exploitée. Tel est le panorama de l’aléa moral, terreau fertile du risque systémique.

Voilà longtemps que la question de l’aléa moral intéresse la sphère économique. Adam Smith s’y était déjà intéressé, en des termes assez généraux. Mais on doit au Nobel Kenneth Arrow d’avoir approfondi le sujet, en particulier dans un article de 1963 qui constitue toujours une solide référence pour… les assureurs. Car il y est question d’asymétrie de l’information (Arrow est un pionnier dans ce champ de recherche, avant Stiglitz) et de l’influence du contrat d’assurance sur le comportement de l’assuré. D’une façon générale, l’aléa moral concerne le comportement de l’individu, face à la survenance d’un risque dont ce même individu n’aura pas à supporter personnellement les conséquences dommageables. Avec un champ large, qui va de la simple négligence à la fraude délibérée – si l’exposition volontaire au risque est susceptible de générer des profits.

Le thème est naturellement revenu sur le devant de la scène avec la crise financière, qui a eu pour détonateur les fameux crédits « subprime ». Les banques ayant massivement accordé ces crédits sans discernement savaient que leurs normes prudentielles n’étaient pas respectées. Et donc que leurs encours étaient exposés à un haut niveau de risque – pour ne pas dire à la certitude de sinistres majeurs. Ce pourquoi elles se sont largement délestées de leurs portefeuilles auprès d’autres intervenants du système financier. Dont la déconfiture future aurait d’inévitables répercussions sur les banques émettrices elles-mêmes, par les liens d’interdépendance qui sont précisément le terreau du risque systémique. Lorsque l’accident s’est produit, la collectivité a joué les pompiers ; ce sont principalement les contribuables qui ont payé les pots cassés. Avec des « assureurs de dernier ressort » comme les Etats et les banques centrales, les établissements trop-gros-pour-faire-faillite peuvent prendre des risques inconsidérés : ils encaissent les énormes profits qui en résultent quand les paris sont gagnants (avec des bonus plantureux pour le staff), et laissent l’addition à la collectivité en cas d’échec. Sont ainsi exposés à l’aléa moral les managers qui conduisent des stratégies sulfureuses, leurs salariés qui pratiquent l’omerta, et les actionnaires qui préfèrent ignorer comment se fabriquent leurs dividendes. Cela fait beaucoup de cas de conscience. A ce jour, l’aléa moral dans la sphère financière a coûté environ 4 000 milliards d’euros aux pays européens, et près de 13 000 milliards de dollars aux Etats-Unis. Suffisamment pour demander à Kenneth Arrow de se remettre au boulot (il a plus de 91 ans), avant que la facture de l’aléa ne s’allonge avec certitude.

Aléa moral et risque systémique

Il va de soi qu’aucun décideur public (ou privé, s’il est assureur), ne peut négliger l’enjeu que représente l’aléa moral. Dont le coût peut exploser avec les embarras conjoncturels : les assureurs, par exemple, ont constaté que les sinistres en entreprise sont beaucoup plus nombreux en phase de récession économique… Mais personne n’échappe à l’aléa moral. La Sécurité sociale n’ignore pas que bien des arrêts-maladie résultent d’affections qui n’appartiennent pas au répertoire de la médecine. Ou alors d’assez loin, lorsqu’il s’agit de digérer un mal-être au travail ou des tensions avec la hiérarchie. En dépit de la sensibilisation (amicale ou autoritaire) des médecins, et des contrôles en cas de récidives suspectes, la Sécu continue de financer l’insatisfaction au travail sur le budget de la santé. En mettant un peu d’huile d’harmonie dans les rouages de la société. Ces faits étant de notoriété publique, il n’est guère étonnant que la récente décision du gouvernement de supprimer la journée de carence, pour les fonctionnaires en arrêt-maladie, soulève une tempête de protestations. Par l’exposé des motifs, d’abord : selon la ministre de la Fonction publique, cette journée de carence serait « injuste, inutile, inefficace et humiliante ». Que dire alors de l’injustice et de l’humiliation que subissent les salariés du privé, soumis à un délai de carence de trois jours ? Du reste, les statistiques démontrent au contraire que cette journée de carence est utile et efficace, dès lors qu’elle a considérablement réduit l’absentéisme depuis sa mise en application. En conformité avec la théorie de l’aléa moral : l’amputation du traitement pour une affection bénigne ou imaginaire réduit fortement le risque de survenance de la maladie…

Sur un autre plan, l’annonce de cette mesure de faveur ne témoigne pas vraiment de l’affection ou de la considération que le Gouvernement vouerait à ses personnels. Car elle est un encouragement démagogique à ce que la rumeur publique considère comme un travers récurrent chez les fonctionnaires – l’absence sans motif défendable. Et elle laisse supposer que la productivité du fonctionnaire est invariable, c’est-à-dire dérisoire, qu’il soit présent à son poste ou enfoui dans son lit. En matière de considération, on a connu arguments plus convaincants. Enfin, dans une période qui encourage les économies budgétaires plus que les largesses non sollicitées, la mesure projetée a toutes chances de passer pour la tentative de calmer, avec un pourboire, les revendications salariales dans la fonction publique. Ce qui pourrait bien avoir pour effet d’exciter la rancœur des intéressés au lieu de l’apaiser.

Personne n’échappe à l’aléa moral. Pas même les gouvernements. Qui peuvent ignorer les risques pesant sur l’intérêt général, en privilégiant les intérêts particuliers de leur électorat naturel. Au bout du compte, d’autres paieront l’addition. Selon quoi le risque systémique n’est pas spécifique à la finance ; il menace aussi la sphère démocratique.


Jean-Jacques Jugie