L’entreprise patriote ?


Economie


22 octobre 2013

Bien que le nationalisme soit banni du politiquement correct, le ministre du Redressement productif a fait publiquement appel au patriotisme des entreprises. Une requête surprenante, mais qui illustre bien le désarroi des élites face aux dommages collatéraux de la globalisation. Et à la férocité de la concurrence.

Il y eut en son temps l’entreprise citoyenne, un concept imprudemment extrait de la boîte à malices des publicitaires. Le slogan essuya un crash mérité en rase campagne, à une époque où les grandes firmes commençaient à être aspirées par le tourbillon de la globalisation et devenaient massivement apatrides – ou locataires de terres paradisiaques, si l’on préfère. Le coup de pinceau promotionnel ne parvint donc pas à redorer le blason des multinationales, alors largement terni au sein de l’opinion publique. Reconnaissons que la réclame était encore moins finaude que celle des lessiviers : l’entreprise est une personne morale, à ce titre privée de la conscience dont jouit la personne physique ; elle n’est considérée comme nationale que lorsque son actionnariat est public ; elle ne dispose donc d’aucun des attributs de la citoyenneté. La campagne de pub était tout simplement idiote, et le Medef de l’époque laissa gentiment sombrer les prétentions citoyennes dans la fosse insondable des fausses-bonnes-idées propagandistes.

Puisque la lucidité finit toujours par triompher, plus personne aujourd’hui ne prétend exiger un comportement civique de la part d’une personne morale, ni même de ses dirigeants en chair et en os. Le dernier en date à avoir crument clarifié la situation est Lloyd Blankfein, l’irremplaçable CEO de la banque Goldman Sachs. On se souvient de sa convocation devant le Sénat américain, pour y répondre de sa contribution active au cataclysme des subprime. Lorsqu’un élu demanda à Blankfein s’il trouvait morales les pratiques de la banque, Lloyd répondit en substance : « La morale ? Mais de quoi parlez-vous ? Notre business, c’est l’argent. Pas la morale ». Dont acte. La rumeur prétend que les Sénateurs US, qui ont pourtant le cuir épais, en sont restés comme deux ronds de flan. Selon quoi même les politiciens les plus retors sont démunis devant quiconque calls a spade a spade – appelle un chat un chat.

Un oublié : l’intérêt général

Aujourd’hui, sous les latitudes françaises embrumées de convictions vacillantes, c’est le Ministre du Redressement (productif) qui a fait publiquement appel au… patriotisme des entreprises, lors d’un colloque récent organisé par l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Bien que non-citoyennes, les firmes sont ainsi enrôlées dans l’armée improbable chargée de lutter contre la concurrence étrangère. De lutter par des moyens déloyaux, s’entend, car patriotisme est synonyme de nationalisme et de chauvinisme – les deux péchés capitaux du dogme européen et du commerce international, la libre-concurrence ayant été promue au rang de premier commandement. Autant dire que le message ministériel a suscité la perplexité des chefs d’entreprise présents. Au sein desquels le patron de Free, qui a clairement opposé la raison industrielle et les contraintes de la concurrence, rarement compatibles avec la passion patriotique. Reconnaissons que l’appel du pied était d’autant plus incongru que les entrepreneurs étaient encouragés à faire travailler Alcatel, une firme de nouveau confrontée à une situation plus que délicate. Laquelle résulte principalement de la stratégie extravagante de son ex-président Serge Tchuruk, en son temps lesté d’un parachute doré qui suscita l’indignation. Sous son règne, l’ancien président a multiplié les acquisitions tous azimuts, les cessions, les fusions, les fusions-acquisitions et les noms de baptême de la firme, dans l’objectif obsessionnel de diriger la première grande entreprise industrielle qui ne possédât aucune usine : un siège social et une poignée de collaborateurs devaient suffire à constituer la multinationale-Monopoly du 21ème siècle. Plutôt gonflé. Seulement voilà : l’industrie et la gestion de portefeuille ne sont pas vraiment le même métier.

Pour pathétique qu’elle paraisse, l’exhortation du Redresseur ministériel n’en témoigne pas moins du malaise grandissant au sein des élites dirigeantes – de la sphère politique comme de celle des affaires. Il se résume à une question régulièrement soulevée dans ces colonnes : quelle est la finalité de l’entreprise ? A ce jour, le premier objectif du patron d’une firme est la satisfaction de l’actionnaire – donc le cours de l’action et la distribution de dividendes. Un objectif compatible avec la meilleure contribution possible au PIB du pays – première attente du gouvernement – sans y être nécessairement corrélé ; un objectif qui entre toutefois en conflit avec la recherche du plein emploi – la deuxième quête principale du pouvoir politique. Il en résulte que toute l’énergie déployée au sein de l’entreprise ne concourt qu’accessoirement à la satisfaction de l’intérêt général. Si bien que dans un monde globalisé, donc soumis à une concurrence tyrannique, tout gouvernement est contraint de choyer la sphère dite productive, sans pouvoir espérer autre chose que grappiller des miettes sur la prospérité qui en résultera éventuellement – délocalisations massives et ingénierie fiscale sophistiquée en témoignent. Il y a donc un bug quelque part, que les tendances actuelles ne tendent pas à résorber. Ce qui justifierait de mener une réflexion en profondeur sur le statut de l’entreprise en général, et sur celui du capital financier en particulier. L’intérêt de ce dernier n’est pas nécessairement en phase avec celui des populations. Il est même quelquefois contraire, comme en la période actuelle : après l’évaluation de l’impact important du shutdown sur la croissance américaine, Wall Street a continué de monter. Car la faiblesse de l’activité encouragera la FED à maintenir ouverts ses robinets à liquidités – le meilleur carburant boursier qui soit. Plus le pays souffrira, plus le marché de l’emploi sera déprimé, plus généreuse sera la promesse de profits spéculatifs. Même si la morale n’est pas notre business, c’est un peu dur à avaler.


Jean-Jacques Jugie