9 septembre 2014
Ce sont donc les collectivités publiques qui portent désormais la majorité de l’encours de l’endettement mondial. Et la tendance se renforce. Pourtant, le niveau de crainte sur l’insolvabilité souveraine ne cesse de s’éroder, alors que les risques objectifs de défaut majeur s’accroissent partout dans le monde.
Déjà, à la mi-mars, le cap des 100 000 milliards de dollars avait été franchi, incluant les dettes souveraines, celles des entreprises et des société financières, mais pas celles des ménages. Pour la seule fraction souveraine, l’encours a tout simplement doublé depuis la crise de 2007, pour s’établir désormais à environ 55 000 milliards de dollars – et l’addition ne cesse de progresser à un rythme soutenu. Chaque citoyen du monde se trouve donc chargé d’une dette fiscale significative qui représente, pour nombre d’entre eux, une charge impossible à amortir sur toute leur existence. Une dette perpétuelle promise à dans un rééchelonnement futur ou dans l’attente improbable d’un miracle de gestion publique qui renouvellerait le prodige de la multiplication des petits pains. Globalement, la collectivité planétaire est aujourd’hui endettée à hauteur de son PIB annuel, si bien que chaque dollar supplémentaire de dépense génère moins d’un dollar de résultat – la sphère publique n’échappe pas à la théorie ricardienne des rendements décroissants.
Il en résulte deux principales conséquences : la première est un gonflement irrépressible de l’endettement souverain, condamné à croître dans des proportions supérieures aux taux de croissance espérés ; la seconde fait de ce gisement de dettes le marigot spéculatif le plus tentant qui soit pour les hedge funds spécialisés, ceux qui sont baptisés « fonds vautours » pour de justes motifs : leurs techniques de gestion consistent à utiliser tous les instruments juridiques à leur disposition, afin de faire condamner des Etats défaillants au paiement complet de dettes antérieurement restructurées. Pour illustration, l’aventure récente de l’Argentine, qui soulève d’importantes interrogations de fond et suscite des démarches complémentaires, de la part d’organismes officiels, visant à pacifier les relations entre débiteurs et créanciers en cas de problèmes. Lesquels sont nombreux, et la lenteur des avancées illustre le peu d’empressement réglementaire à acter la souveraineté de tout Etat dans la répudiation de sa dette.
Le phénomène est bien compréhensible : il n’ y a pas si longtemps, dans l’échelle de notation, la dette étatique occupait une place de choix- la meilleure, en fait, autour d’une palette de nuances finalement assez étroite. Trop étroite si l’on en juge à la gravité des événements qui ont suivi : les Agences ont longtemps fait preuve d’une bienveillance coupable à l’égard de la solvabilité réelle des signatures souveraines, et ont à ce titre mérité la volée de bois vert qu’elles ont récoltée. Mais pouvaient-elles procéder autrement ? Engagées dans un marché concurrentiel, il leur faut délivrer un avis à un emprunteur qui attend une « bonne note » en contrepartie des honoraires (confortables) qu’il doit verser à l’Agence. L’idée générale qui a prévalu, et qui perdure, c’est que la signature d’une nation est de toute façon beaucoup plus sûre que celle de n’importe quelle firme, fût-elle de dimension multinationale – car le contribuable est corvéable a merci, alors que l’actionnaire se montre autrement plus retors dans la protection de ses intérêts et procédurier au-delà de toute attente.
Maintenant qu’il est devenu clair pour chacun que le risque de faillite souveraine est réel et considérablement plus élevé que la norme retenue par l’industrie financière, la question se pose d’instaurer une procédure institutionnelle d’insolvabilité des Etats (sujet nécessairement tabou à ce jour, puisque la faillite souveraine est considérée comme « impossible »). Telle était déjà la proposition d’Anne Krueger, chef économiste du FMI en 2002, au moment des premiers gros embarras de l’Argentine. C’est désormais sous la houlette de Klaus Regling, actuel patron du MES – le Mécanisme de stabilité européen affecté au financement solidaire de ceux de ses membres en difficulté – que le débat se ranime. A ce jour, seule la Grèce a entamé la cagnotte de 500 milliards d’euros du Mécanisme (à hauteur d’environ 100 milliards), et le MES se refinance sur le marché à des conditions objectivement avantageuses, comme si le risque de défaut souverain relevait du fantasme pur et simple (tel n’est pourtant pas le cas, loin s’en faut). C’est simplement que le marché doit adapter ses mesures, car l’industrie du crédit a besoin d’un stock important de papier déclaré « sans risque » comme collatéral de nouvelles opérations. La solvabilité s’apprécie finalement en termes relatifs : aujourd’hui, l’Allemagne et par aimable proximité la France, sont considérées comme plus solvables que leurs voisins et peuvent emprunter gratuitement sur des échéances inférieures à deux ans. Situation agréable, certes, mais éphémère, non justifiée par des fondamentaux exceptionnels mais par un dérèglement du marché de l’argent : il y en a trop en circulation (au mauvais endroit) et la situation devrait s’aggraver avec de nouveaux concours de la BCE au système bancaire (encore au mauvais endroit). En somme, au moment où la réduction de la dette fait l’objet d’une obsession consensuelle et pertinente, tout concourt à accroître l’endettement dans des proportions non maîtrisées et non exploitables par l’économie marchande. On attend avec impatience une explication théorique de ce bug, avant que des torrents de liquidités stériles ne viennent noyer notre maigre compréhension des phénomènes économiques…