Rififi sous le Tunnel


Economie


19 octobre 2010

Eurostar, un gros utilisateur du Tunnel sous la Manche, envisage de remplacer les TGV d’Alstom par les ICE de Siemens. Avec l’assentiment d’Eurotunnel, qui ambitionne de conquérir de nouveaux clients déjà utilisateurs du matériel allemand. La France s’y oppose fermement. En des termes fort peu diplomatiques.

Après avoir célébré dignement, cet été, son 250 millionième voyageur transporté depuis l’ouverture, Eurotunnel renoue avec les fils de l’actualité. Pas seulement pour se réjouir de ses succès commerciaux : la saison estivale a été florissante. Il est permis de penser que la faiblesse relative de la livre a encouragé les Européens à visiter les terres de Sa très Gracieuse Majesté, laquelle subit de plein fouet les conséquences des désordres monétaires : la grande réception de Noël à Buckingham Palace, qui a lieu tous les deux ans, a été purement et simplement annulée. Selon l’information officielle, c’est une économie de 50 000 livres : pour 1 200 invités, la facture des traiteurs londoniens n’est pas trop salée, contrairement à leur réputation. A moins que la table du Palais ne soit royalement frugale et que l’on serve de la bière brune dans les flûtes à champagne. Mais l’actualité d’Eurotunnel se situe ailleurs. Il s’agit d’un psychodrame en devenir, autour de la décision d’Eurostar – principal opérateur des lignes Bruxelles-Paris-Londres – de s’équiper dans un proche avenir du matériel ICE de Siemens, au lieu du TGV d’Alstom, fournisseur historique du consortium belgo-franco-anglais.

Selon la firme française, le Tunnel ne saurait accueillir d’autres rames que les siennes, à cause des risques d’incendie que ferait courir la technologie allemande : la motorisation est répartie sous toutes les rames de voyageurs, alors qu’elle se situe aux extrémités dans le TGV. Faute de disposer d’un embryon de compétence en matière d’ingénierie ferroviaire, on ne saurait se prononcer ici sur la pertinence des critiques d’Alstom. Mais on comprend sans difficulté l’inquiétude de voir s’échapper un marché significatif au profit de son concurrent allemand. Pour Eurotunnel, l’enjeu n’est pas mince, et éclaire sans ambigüité l’ambition du président Gounon d’accueillir le matériel de Siemens : avec la libéralisation prochaine du transport ferroviaire de voyageurs dans l’espace européen, les candidatures affluent auprès d’Eurotunnel. Et bon nombre de ces opérateurs (notamment Deutsche Bahn, qui veut se positionner pour les Jeux Olympiques de Londres en 2012) sont déjà équipés de l’ICE allemand. La concession de l’exploitant n’expirera qu’en 2086, ce qui laisse un peu de temps à ce dernier pour retrouver des couleurs. Mais sa situation financière n’est pas à ce point florissante qu’il puisse refuser une bienfaisante hausse du trafic, ses revenus étant principalement assis sur les redevances des utilisateurs. En foi de quoi les premiers tests du matériel allemand viennent-ils d’être réalisés, avec la bénédiction de la CIG, la Commission intergouvernementale franco-britannique chargée de la sécurité du Tunnel. Et il semble à ce jour probable que l’homologation sera accordée. Mais pas sans quelques péripéties…

Veto gouvernemental

Notre pays va de nouveau mériter sa réputation d’arrogance, après la sortie récente du Secrétaire d’Etat aux Transports sur la chaîne LCI : « On dit depuis le début aux dirigeants d’Eurotunnel et d’Eurostar (...) que les matériels autres que les matériels Alstom actuels ne peuvent pas passer. Donc, la décision qu’a prise Eurostar est nulle et non avenue ». On ne saurait exprimer un point de vue officiel en des termes plus diplomatiques… La difficulté, dans une position aussi tranchée, c’est de la faire respecter. L’Etat français n’a pas autorité pour contrarier les décisions commerciales d’Eurotunnel : il s’agit d’une société privée et les actionnaires individuels en savent quelque chose – merci pour eux, ils ont déjà donné. Certes, la SNCF est partenaire d’Eurostar, et il s’agit d’une société publique. Donc soumise aux décisions gouvernementales. Mais elle n’est pas majoritaire au sein du groupement d’exploitation pour pouvoir imposer sa décision. Reste donc, comme dernière cartouche, la CIG. Consultons le glossaire d’Eurotunnel : « Emanations directes des gouvernements français et britannique, la Commission Intergouvernementale (CIG) assistée du Comité de Sécurité ont pour mission d’assurer le suivi, au nom des gouvernements concédants, de l’exploitation de la Liaison Fixe ». Voilà qui ne renseigne pas exagérément sur la nature de ses attributions, ni sur son pouvoir de décision. Tout au plus peut-on penser qu’en cas d’avis négatif en matière de sécurité, le concessionnaire ne peut que se soumettre.

Les pouvoirs publics français vont-ils faire pression sur les Britanniques pour déclarer dangereux le matériel allemand ? Ce n’est pas impossible, mais s’ils ne disposent pas d’arguments techniques imparables, il faudra offrir des contreparties potentiellement coûteuses. A la fois sur le plan financier et sur le plan diplomatique. S’achemine-t-on vers une guerre industrielle ouverte avec l’Allemagne ? Au moment ou l’Europe brinqueballe et que son couple fondateur traverse une passe difficile, ce ne serait pas particulièrement bienvenu. Tant Mme Merkel que M. Sarkozy connaissent en ce moment quelques difficultés avec leur électorat respectif ; l’altération des relations entre les deux pays n’améliorerait probablement pas leur popularité interne. Et dans une affaire pareille, confier l’arbitrage aux Anglais serait pour le moins imprudent : ils ne laisseraient pas passer l’opportunité de semer un zeste de zizanie supplémentaire dans l’Union européenne, que le nouveau gouvernement couvre de critiques incessantes. Bref, une malheureuse histoire de trains risque de faire dérailler l’attelage européen, qui a déjà beaucoup de peine à trouver sa voie.


Jean-Jacques Jugie