Le coup-franc de Cantona


Economie


6 décembre 2010

Une star du football devenue le sans-culotte d’une révolution pacifique, par assèchement des liquidités bancaires. Pour folklorique et soupe-au-lait que soit le personnage, son appel n’est pas moins le reflet d’un sentiment largement partagé : celui d’une société injuste, dominée par une aristocratie financière. Un révélateur.

Les nombreux commentateurs qui ont tenté de ridiculiser l’exorde « révolutionnaire » de Cantona, encourageant le pékin à vider ses comptes-courants pour mettre les banques dans l’embarras, ont pour l’occasion fait preuve d’une suffisance et d’une outrecuidance de mauvais aloi. Certes, la gloire du Marseillais est davantage imputable à son génie footballistique d’attaquant, à son talent controversé d’acteur et de photographe, à ses dispositions avérées pour la provocation et la chicane, qu’à des thèses économiques susceptibles de lui valoir le Nobel. Pourtant, ses borborygmes vengeurs ne manquent pas de pertinence. D’un point de vue strictement moral, d’abord : la responsabilité du système financier, dans le bug monstrueux qui affecte la planète, n’est plus à démontrer. Pourtant, les autorités du monde entier n’ont pas hésité un seul instant à saigner les citoyens-contribuables, afin de transfuser des banques-vampires en coma dépassé. Certes, il n’est pas douteux que l’abandon des établissements au sort qui leur était promis eût immédiatement déclenché un cataclysme systémique. Le diagnostic n’est donc pas critiquable, mais les prescriptions sont suspectes d’un esprit partisan difficilement acceptable par les populations. Car ces dernières eussent été protégées par la création de banques publiques recevant leurs dépôts, les autres devenant des « bad banks » chargées de toxines – à charge pour leurs actionnaires de suivre le traitement approprié au combat de l’épidémie.

Tel est à tout le moins le scénario qui aurait dû prévaloir dans une économie mondialisée ayant adhéré aux préceptes du capitalisme de marché, qui se nourrit au quotidien de la « destruction créatrice » de Schumpeter. A ce jour, du reste, rien ne vient garantir que la stratégie adoptée permettra d’échapper aux risques qu’elle prétendait combattre : à elle seule, l’assistance respiratoire ne garantit pas la survie de l’accidenté. Et sur un plan strictement technique, Cantona est bien fondé à prétendre que le retrait massif de billets au guichet mettrait en péril les banques : l’Histoire est truffée d’exemples de « paniques bancaires » de ce type, où la ruée des déposants met l’établissement sur les genoux. Aujourd’hui, il est nécessaire de prévenir suffisamment à l’avance pour opérer un retrait, même relativement modeste : les banques ont donc le temps de répondre à un surcroît de demande de liquidités. En Allemagne, par exemple, voilà au moins deux ans que des rotatives supplémentaires ont été mises en place à cet effet. Et la Banque centrale veille au grain pour garantir, au moins temporairement, la liquidité du système. Mais si la thésaurisation de billets s’amplifie, c’est la solvabilité des banques qui est compromise, car elles perdent alors une large part du ciment qui fortifie leurs bilans.

Montée de l’entropie

On ne saurait trop recommander de visionner les passages de l’émission télévisée « Ce soir ou jamais », postés sur le blog de Paul Jorion (www.pauljorion.fr) , où ce dernier intervient pour commenter l’initiative de Cantona. Face à Catherine Lubochinsky, professeur d’économie au discours technico-lagardien, entendons par là qu’il véhicule le même mépris souverain de Christine Lagarde pour le « ridicule » du discours du footeux. Indépendamment de la substance savoureuse de l’échange, qui démontre combien l’ancienne « économie politique » a totalement été dépouillée du « politique » par les praticiens de la « science économique », on relèvera ici une erreur de taille commise par l’éminente universitaire (réputée spécialiste de la volatilité des marchés). A propos de la « propriété » des fonds déposés en banque. Quand Jorion dit : « lorsque vous avez déposé votre argent à la banque, il ne vous appartient plus », dame Lubochinsky s’inscrit en faux avec véhémence. Et pourtant, elle a tort. Certes, la banque s’engage contractuellement à rendre son argent au déposant. Mais c’est elle qui entre en propriété de ces sommes, en échange d’une reconnaissance de dette. Un thème que Jorion a très largement développé et débattu sur son blog et dans ses nombreuses publications . Si bien que l’affirmation selon laquelle le déposant est propriétaire de son argent ne vaut que si l’on postule que la reconnaissance de dettes a strictement la même valeur que son montant nominal. Tel n’est évidemment pas le cas : en témoignent, si besoin était, les énormes différentiels de cours observés sur les emprunts souverains présentant les mêmes caractéristiques, ainsi que l’existence des agences de notation qui étalonnent la solvabilité potentielle des débiteurs (quelle que soit la sincérité que l’on accorde aux notateurs).

On en revient ainsi au péché originel directement responsable des désordres majeurs contemporains : la confusion entre monnaie et dettes. Il ne fait aucun doute que des retraits massifs et durables démontreraient, sans ambiguïté, le caractère fautif de cette confusion. En réduisant à néant les monceaux de créances adossés à des emprunts qui ne seront jamais remboursés. Ce serait une façon de déstabiliser la spectaculaire concentration des richesses et le pouvoir impérial du système bancaire. Mais hélas – et là, Catherine Lubochinsky a raison – pas d’enrichir les pauvres…


Jean-Jacques Jugie