Domanialité publique (...)

Domanialité publique et concurrence

Désormais, tous les contrats que passent les collectivités se rattachent à la commande publique et sont soumis à ses principes, qu’il s’agisse d’un marché ou d’un contrat de concession.

par Philippe CHRESTIA Maître de conférences en droit public à l’Université de Nice Sophia Antipolis Avocat au Barreau de NICE

Le droit de la domanialité publique est un droit ancien dont les règles puisent leur racine dans l’avènement progressif, à partir de la fin du Moyen-Age, des Lois fondamentales du Royaume, qui permettent de fixer le processus de dévolution de la Couronne.

Ainsi, avec l’affirmation, par l’Edit de Moulins (1566) de l’inaliénabilité du Domaine et son corollaire, l’imprescriptibilité, ainsi que de l’indisponibilité de la Couronne, le Royaume va cesser d’être un patrimoine et la Royauté va devenir une fonction.

Les révolutionnaires retranscriront ces principes dans le marbre napoléonien du code civil, et notamment en son article 714 aux termes duquel « il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont
l’usage est commun à tous ».

On retrouvera bien plus tard ces règles dans le code du domaine de l’Etat, institué en 1957 et auquel succède, le 1er juillet 2006, le code de la propriété des personnes publiques (CG3P), qui les réaffirme tout en les modernisant.

Le domaine public appartenant à chacun des membres de la collectivité, il est gratuit, inaliénable, imprescriptible.

L’administration a l’obligation de l’entretenir, le défaut d’entretien engageant sa responsabilité à l’égard des usagers pour faute présumée ; et porter atteinte à son intégrité est passible d’une sanction de nature particulière, la contravention de grande voirie, dans laquelle le Conseil constitutionnel a refusé de voir une « contravention de police » (Décision n° 87-151 L du 23 septembre 1987).

Parce qu’elles s’appliquent aux biens de l’Administration et sont le siège des prérogatives de puissance publique, ces règles sont très largement dérogatoires au droit commun et, pendant très longtemps, le droit de la domanialité publique a vécu à l’abri de l’application des règles du droit privé.
C’est ainsi que le Conseil d’État a admis, dans une décision du 29 janvier 1932, que le maire puisse protéger de la concurrence l’entreprise concessionnaire de transports publics et interdire valablement tout trafic de voyageurs sur l’ensemble de sa commune à toute autre entreprise (CE, 29
janvier 1932, Sté des autobus antibois).

Un premier coup de canif sera porté à ces principes par le Conseil d’État, qui va juger que l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence s’applique aux activités de production, de distribution ou de services qui s’exercent sur une dépendance du domaine public. Dans ces cas, l’autorité administrative affectataire doit les gérer en prenant simultanément en considération, non seulement l’intérêt du domaine et l’intérêt général mais aussi les diverses règles, telles que le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ou l’ordonnance du 1er décembre 1986, dans le cadre desquelles ces activités doivent fonctionner (CE, 26 mars 1999, Sté EDA, n° 202260).

Mais seules les règles de gestion devaient respecter le droit de la concurrence, les actes d’autorisation d’occupation du domaine public en sont toujours dispensés, avant (CE, 10 mai 1996, SARL La Roustane, n° 142064) comme après la jurisprudence EDA (CE, 3 décembre 2010, Ville de Paris- Association « Jean Bouin », n° 338272 : CE, 23 mai 2012, RATP, n° 348909).

C’est donc une véritable révolution copernicienne qu’opère l’article L. 2122-1-1 du CG3P qui impose, depuis le 1er juillet 2017, lors de la délivrance des autorisations d’occupation temporaire (AOT) du domaine public, que « l’autorité compétente organise librement une procédure de sélection préalable présentant toutes les garanties d’impartialité et de transparence, et comportant des mesures de publicité permettant aux candidats potentiels de se manifester. »

Après un aperçu des principes que pose cette réforme, il conviendra de se pencher brièvement, sur le sens qui la sous-tend.

Les principes

Dans un contexte où les enjeux économiques et politiques sont considérables, cette exemption a pu être perçue avec suspicion et comme favorisant les conflits d’intérêts.

Mais, alors que les autres branches de la commande publique, marchés et délégations de service public, ont été graduellement soumises aux principes de la transparence et de la concurrence, l’exception dont bénéficiaient les AOT a permis aux collectivités et à leurs groupements de se soustraire au droit de la concurrence tout en valorisant leur domaine.

Déjà, l’ordonnance du 23 juillet 2015 avait modifié l’article L. 2122-6 du CG3P et exclu qu’une AOT ou qu’un bail emphytéotique administratif ait pour objet « l’exécution de travaux, la livraison de fournitures, la prestation de services, ou la gestion d’une mission de service public, avec une
contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation ». Il était alors mis un terme aux montages dits « aller-retour
 », qui permettaient aux collectivités et à leurs groupements de commander la réalisation de travaux dans le cadre d’une AOT ou d’un bail emphytéotique administratif et d’échapper ainsi aux règles de la commande publique.
Désormais, tous les contrats que passent les collectivités se rattachent à la commande publique et sont soumis à ses principes, qu’il s’agisse d’un marché ou d’un contrat de concession. Et si elles peuvent toujours conclure avec une personne privée un contrat dont le seul objet est l’occupation du domaine public à l’exclusion de travaux, fournitures ou services,
dit « contrat sec  », ce contrat est désormais soumis aux règles d’impartialité et de transparence.

Une seule nuance cependant, ces règles sont « librement » définies par l’administration, qui devra simplement, en application des principes traditionnellement dégagés par la jurisprudence, respecter les règles qu’elle s’est « librement » données (CE, 21 septembre 1992, Cne de Bagnols-sur-Cèze, n° 111555).

Pour être complet, il convient enfin de préciser que cette obligation de mise en concurrence des AOT est assortie de plusieurs séries d’exceptions. L’article L. 2122-1-1 CG3P prévoit que lorsque l’occupation ou l’utilisation autorisée est de courte durée ou que le nombre d’autorisations disponibles pour l’exercice de l’activité économique projetée n’est pas limité, l’autorité compétente n’est tenue que de procéder à une publicité préalable à la délivrance du titre, de nature à permettre la manifestation d’un intérêt pertinent et à informer les candidats potentiels sur les conditions générales d’attribution.

De même, la procédure de mise en concurrence n’est-elle pas applicable lorsque la délivrance du titre s’insère dans une opération donnant déjà lieu à sélection, en cas d’urgence (le titre ne peut pas être délivré pour une durée supérieure à un an), en cas de renouvellement du titre, si la procédure de sélection s’est révélée infructueuse, si une seule personne est en droit d’occuper le domaine public, si des motifs de sécurité publique le justifie ou encore lorsque les caractéristiques particulières de la dépendance, notamment géographiques, physiques, techniques ou fonctionnelles, ses conditions particulières d’occupation ou d’utilisation, ou les spécificités de son affectation le justifient au regard de l’exercice de l’activité économique projetée.

Pour autant, si, sur le plan des principes, l’obligation de mise en concurrence
apparaît comme une véritable révolution, sur le plan pratique, rares sont cependant les « contrats secs » et l’occupation du domaine public est souvent liée à la réalisation d’une mission plus large (délégation de la gestion du service public de la distribution de l’eau nécessitant l’implantation de canalisation, contrat de mobiliers urbains, marchés de partenariat,
concessions d’outillage public).

C’est donc le sens de cette réforme qui ne laisse pas troubler.

Le sens

Lors de l’élaboration du CG3P, ses rédacteurs avaient souhaité soumettre les « contrats secs » aux règles de la concurrence.
En vain.
De même, la doctrine avait accueilli de manière très mesurée la jurisprudence « Jean Bouin » et avait émis des doutes sur sa compatibilité avec le droit communautaire (par ex., J.-D. Dreyfus, AJCT, 2011, p. 37 ; S. Braconnier et R. Noguellou, RDI, 2011, p. 162. V. cependant pour une approbation du Conseil d’État : E. Glaser, AJDA, 2011, p. 18).

Dans cette décision, le Conseil d’État avait jugé que l’obligation de mise en concurrence ne procédait « d’aucune disposition législative ou réglementaire ni d’aucun principe ».

Désormais, cette obligation repose bien sur une disposition législative, l’article L.2122-1-1 du CG3P. En réalité cependant, l’article L. 2122-1-1 n’est rien de moins que la transcription, dans notre droit national, d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne rendu le 14 juillet 2016 aux termes duquel il a été jugé que la délivrance des autorisations domaniales devait être précédée d’une procédure de sélection entre les candidats potentiels (CJUE, 14 juillet 2016, Promoimpresa SRL, aff. C. 458/14). Très clairement d’ailleurs, le Rapport du Premier ministre fait au Président de la République relatif à l’ordonnance du 19 avril 2017 indique que « l’état actuel du droit est en outre confronté à un impératif de mise en cohérence avec la jurisprudence européenne issue de la décision dite Promoimpresa Srl du 14 juillet 2016 de la Cour de justice de l’Union européenne ».
On ne saurait mieux dire que la loi nationale s’est soumise à la jurisprudence
européenne.
Le droit administratif, conçu à l’origine comme un droit de l’exorbitance, subit aujourd’hui des mutations incrémentales qui le remodèlent. Il perd ainsi sa spécificité originelle, qui est de consacrer des rapports de nature inégalitaire entre l’individu et l’Etat, pour devenir un corpus juridique, dénaturé par des influences exogènes, qu’elle vienne du droit privé ou du droit extranational.
Le droit administratif cesse progressivement d’être un droit de la communauté pour devenir un droit de l’individu.
L’évocation de cette réforme était une occasion de le rappeler.

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