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In memoriam : Nelson Mandela. De l’apartheid au rôle du sport pour la résolution des conflits et la coexistence sociale

Ce dossier spécial des petites affiches commémore la première année de la disparition de Nelson Mandela le 5 décembre 2013. L’auteur revient sur son parcours, sa politique de réconciliation postapartheid, et analyse son héritage particulier pour ce qui concerne l’usage du sport pour le développement et la paix.

S’il y a un nom que Franck Latty honore tout au long de sa trajectoire de pensée [1]], c’est bien celui de Michel Virally (1922-1989), illustre internationaliste ayant marqué de son passage les épicentres de l’excellence scientifique que sont Strasbourg, Columbia, Genève ou La Haye. Chez les penseurs de l’espace public, honorer la mémoire de ses pairs émérites est une constante du métier. Sans relever d’une obligation astreignante, il convient plutôt d’y voir un devoir moral : celui de préserver l’héritage de ses valeureux prédécesseurs en vue de rejoindre les dépositaires des valeurs humanistes, ceci à l’égard des générations futures – en somme, habiter le rôle d’humble maillon d’une chaîne séculaire.

L’allégorie n’est pas choisie au hasard : elle se réfère à une loi fondamentale de la physique, le Professeur Yves Schemeil nous y encourage [2]], qui énonce que « la résistance d’une chaîne est égale à la résistance de son maillon le plus faible ». Aussi, la livraison de décembre 2014 des Petites affiches a choisi de rendre hommage à la mémoire de l’un de nos maillons contemporains les plus forts, Nelson Mandela, qui nous quittait l’année dernière, le 5 décembre 2013.

Nelson Mandela : l’homme providentiel, le prisonnier politique et le Président-Prix Nobel

Les grandes lignes historiques nous rappellent qu’il naquit de sang royal le 18 juillet 1918, issu de la famille régnante sur le peuple Thembu en Afrique du Sud. Précoce dans sa formation académique de juriste et sportif pratiquant la boxe et la course à pied, il s’inspire de l’école de la résistance non violente instituée par Gandhi pour lutter contre le colonialisme. A contre courant de la politique dominante dans son propre camp, il rejoint le Congrès national africain (ANC) en 1943 mais assiste impuissant à la victoire électorale du Parti national afrikaner en 1948 et à l’adoption de la politique raciale dite de l’apartheid pour un « développement (ethnique) séparé ». Pacifiste mobilisant chaque concourant contestataire, son mode opératoire à la tête de l’ANC est remis en question par des groupements radicaux qui finissent pas se séparer en formant le Congrès panafricain (PAC) en 1959. Dos au mur, l’ANC accède au dernier recours de l’action armée non létale en planifiant l’usage d’explosifs contre 190 cibles logistiques et symboliques.

Grâce au concours de la CIA, il est emprisonné au fort de Johannesburg le 5 août 1962 et condamné à 5 ans de prison pour haute trahison. Echappant à la peine de mort, la condamnation finale prononcée le 12 juin 1964 décidera finalement d’une détention à perpétuité pour instigation à la révolte contre l’Etat. Si la privation de sa liberté lui permit de réunir paradoxalement les conditions d’un dialogue constructif avec ses adversaires, elle ne s’acheva que partiellement le 7 décembre 1988, après 27 ans d’enfermement, pour rejoindre une résidence surveillée qu’il quittera finalement le 11 février 1990.

« Enfin libre », il verra la suppression, par un vote du parlement sud-africain, des dernières digues normatives de l’apartheid en 1991, il recevra le prix Nobel de la paix en 1993 et sera élu Président de la République d’Afrique du sud le 27 avril 1994 avec près de 63% des voix. Finalement, en évitant le pire trouble qu’un scénario post-racial puisse commander à la rue, c’est avec l’appui de Desmond Tutu, prix Nobel de la paix en 1984, que la Commission de la vérité et de la réconciliation permit d’appliquer leur doctrine commune : que chaque partie confesse ses crimes pour se pardonner et préparer un avenir commun au sein de la « mythique » nation arc-en-ciel.

Le mythe du sport comme outil pour la résolution des conflits et la coexistence sociale

Depuis le film Invictus réalisé par Clint Eastwood en 2009 avec Morgan Freeman dans le rôle titre, une partie bien choisie de l’héritage social de Nelson Mandela est largement diffusée… mais reste-t-il une place à l’esprit critique ? Loin de nous lancer dans une entreprise à charge, il convient d’admettre que les mythes sont nombreux autour de ce destin ; Aussi rayonnante soit l’ombre de Nelson Mandela, il n’est pas inutile d’y revenir en vue d’identifier et de réinterroger son héritage sous l’angle qui marque probablement le plus la jeune génération : celui de l’usage qu’il prôna du sport comme outil au service de la résolution des conflits et de la coexistence sociale.

Basé sur l’ouvrage publié en 2008 de John Carlin -Playing the Enemy : Nelson Mandela and the Game that Made a Nation- le contexte choisi est celui de l’organisation de la Coupe du monde de rugby a XV qui s’est tenue du 25 mai au 24 juin 1995 en Afrique du Sud.
Alors que les lois d’apartheid prônant une coexistence séparée entre ethnies blanches et noires étaient depuis peu abolies (1948-1991), Nelson Mandela-Président souhaitait optimiser sa politique de réconciliation nationale en utilisant le sport comme porte-voix amplificateur. A majorité blanche, l’équipe des Springboks conduite par le Capitaine François Pienaar ne réunissait toutefois pas les conditions nécessaires à la mobilisation du peuple sud-africain tout entier ; pourtant, avec force de conviction, Nelson Mandela entreprit d’influencer leur état d’esprit en invoquant les qualités pacifiques du sport. En soi, un tel projet n’était pas hérétique : lors de la réunification allemande au tournant 1989-1990, la victoire de la Coupe du monde de football avait crée une forte dynamique populaire à la conjonction établie entre la chute du mur de Berlin et l’installation des téléviseurs couleurs dans les foyers de l’Est[4]. Si le spectacle sportif avait pu créer un lien social de réconciliation en Allemagne, pourquoi n’aurait-il pas pu l’être en Afrique du Sud ? Chaque contexte national étant singulier, l’Afrique du Sud de 1995 n’échappa pas à cette règle si bien qu’il fut difficile d’y transposer une recette validée par ailleurs. Alors qu’en Allemagne, la réconciliation visait un même peuple séparé de force, en Afrique du Sud, elle visait deux peuples distincts, cohabitant de force, et marqués par une domination sociale totale. D’un cote se trouvait une minorité blanche dominante et à fort capital, d’un autre se trouvait une majorité noire sous tutelle et dépossédée de ses droits fondamentaux dont celui de disposer des ressources naturelles sur son territoire.

Vu de l’extérieur, cette organisation sociale n’avait pas laissé l’Organisation des Nations Unies indifférente : le 6 novembre 1962 était adoptée par l’Assemblée générale la résolution 1761 sur la politique d’apartheid du gouvernement sud-africain [3]] ; le 4 novembre 1977 était adoptée par le Conseil de sécurité la résolution 418 décidant de l’embargo obligatoire sur la vente d’arme a l’Afrique du Sud [4]] ; au mois d’aout de la même année, le Conseil économique et social proposait « l’Année Internationale contre l’Apartheid » lors de la Conférence mondiale contre l’apartheid à Lagos qui fut adoptée le 14 décembre par la résolution 32/105 de l’Assemblée générale [5]]. Au-delà de la lutte frontale, l’implication onusienne à l’encontre de l’apartheid s’était aussi déplacée sur le terrain du sport : le 29 novembre 1971 était adoptée par l’Assemblée générale la résolution 2575D dite de « l’apartheid dans le domaine des sports » par l’ONU qui, tout en contribuant à la définition du sport en affirmant que le « mérite devrait être le seul critère de participation à des activités sportives », organisait son isolement compétitif[8]. Nous le voyons, les interactions qui lient les Nations Unies à l’Afrique du Sud ont connu des temps contraires. Aussi, le mythe qui entoure le sport comme outil de réconciliation peut connaitre des préférences dans le récit qui en est fait. Il en ressort tout de même un héritage singulier qui fait l’objet d’une attention diverse, renouvelée et bien réelle.

Dans les pas de Mandela : de l’école britannique à l’école catalane

Norbert Elias, le premier en 1982, avait souligné dans son ouvrage -Sport im Zivilisationsprozess- la contribution du sport comme vecteur d’une violence maitrisée, mais son approche, loin de se situer dans le champ sud-africain, était plutôt construite autour d’un angle particulier de son œuvre fondamentale sur le concept de civilisation. Aussi, la première réflexion scientifique héritière de ‘l’expérience-Mandela’ fut livrée par Marion Keim dans l’ouvrage -Nation Building at Play- publié en 2003, avec la préface de Desmond Tutu, et dans lequel elle montrait comment le sport portait en lui la capacité de transformer les relations sociales sud-africaine dans un nouvel élan d’espoir populaire. Si les années qui suivirent ces travaux n’ont pas permis de confirmer la durabilité du sport comme outil fondamental de résolution des conflits, les profondes inégalités sociales issues de l’apartheid s’étant maintenues, une approche plus réaliste, préconisant le sport comme outil participatif à l’amélioration des relations interindividuelles, émergea des travaux ultérieurs.

Bénéficiant d’une politique scientifique favorable voire d’une position dominante, les auteurs nord-américains apportèrent d’utiles contributions à la recherche. L’on pourra citer en particulier Sarah Hillyer de Knoxville qui dirige le -Center for Sport, Peace and Society- ainsi que l’ONG Sport 4 Peace, Soolmaz Abooali de Washington, ou Brian Wilson de Vancouvert. Toutefois, ce sont les britanniques qui ont le plus investi le champ de recherche du ‘Sport pour le Développement et la Paix’ (SDP). La Chaire Philip Noel-Baker, qui a effectué la revue la plus exhaustive de la littérature scientifique sur le sujet, a ainsi recensé 17 publications de référence contribuant directement au champ SDP, parmi lesquels 9 ouvrages ont été rédigés par des auteurs d’universités britanniques. Parmi eux, Fred Coalter de Leeds Metropolitan, Simon Darnell de Durham ou Keith Gilbert de East London ont produit les travaux plus cités au sein de la communauté scientifique.

Avec la prévalence de la langue anglaise dans la valorisation universitaire, une telle concentration a pu produire des effets contradictoires : alors que les travaux s’étaient diffusés de part le monde à l’appui des NTIC, les sphères linguistiques ont eu paradoxalement tendance à se refermer quelque peu sur elles-mêmes. Ainsi l’on observe une position particulière du concept français de ‘pax sportiva’ développé au sein de notre thèse éponyme qui éclaire la théorie des phénomènes transnationaux [6]] par l’angle particulier des SDP Studies, et avant lequel aucune étude francophone de cet ordre n’en avait exploré le champ. Ailleurs en Europe, l’école catalane est à la fois la plus récente et la plus impliquée. Développée au sein de l’Université ouverte de Barcelone par Eduard Vinyamata, Docteur en sciences sociales de l’EHESS, elle prend corps au sein du département de conflictologie qui accueille un Master dédié aux enjeux de l’usage du sport pour la résolution des conflits et la coexistence sociale. Un premier ouvrage pour l’instant seulement en Espagnol -Deporte y Resolucion de Conflictos- et coordonné par Claudia Solanes cette année en appellera assurément de nombreux autres à l’avenir, marchant dans les pas de Nelson Mandela dont l’héritage demeure. Certes, Victor Hugo avait eu l’honneur de son vivant, en 1881, que soit baptisée la rue de sa résidence parisienne en son nom –la correspondance portait alors la mention « en sa rue »-, mais c’est une portée ‘onusienne’ qui fut consacrée a notre hôte le 10 novembre 2009, avec l’adoption du 18 juillet comme « journée internationale Nelson Mandela pour la liberté, la justice et la démocratie » [7]]. Il faut croire que le remplacement de son prénom de naissance, Rolihlahla, qui le prédestinait à être « fauteur de troubles », par celui d’Horatio, le Chef de guerre victorieux de Napoléon 1er et tombé sur l’horizon de Trafalgar en 1805 qui inspira probablement son institutrice, fut arbitraire mais heureux : ‘Nelson’ allégorisa l’anti-communautarisme [8]] d’une nation « en paix avec elle-même et avec le monde ».

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par Alexandre Durand [1], enseignant-chercheur à l’Université de Nice Sophia-Antipolis - Alexandre DURAND est coordinateur scientifique de Perspectives internationales – Revue de jeunes chercheurs à Sciences Po Paris. Publiciste formé à l’Institut du Droit de la Paix et du Développement de Nice fondé par René-Jean Dupuy, il termine un doctorat de science politique avec une thèse intitulée « La pax sportiva. Recherche sur les relations transnationales » et dirige l’Institut Philip Noel-Baker (www.iupnb-edu.ch).

[1] LATTY, Franck. (2007) La lex sportiva. Recherche sur le droit transnational. Ed. Martinus Nijhoff Publishers, 849 p.
[2] SCHEMEIL, Yves. (2013) « A quoi sert la science politique ? », leçon inaugurale à l’EGE de Rabat du 9 novembre 2013. Cf. sur son site : <http://yves-schemeil.sciencespo-gre...> .
[3] BOURGEOIS, Isabelle. (2010) « Les médias dans l’Allemagne unie. De l’unification démocratique à la normalisation du marché », in 20 ans d’Unité allemande, Regards sur l’économie allemande, Bulletin économique du CIRAC, pp. 63-78.
[4] A/RES/1761 : <http://www.un.org/french/documents/...> .
[5] S/RES/418 (1977) : <http://www.un.org/fr/documents/view...> .
[6] A/RES/32/105B : <http://www.un.org/french/documents/...> .
[7] A/RES/2775D : <http://www.un.org/french/documents/...> .
[8] V. l’un des travaux fondamentaux sur le sujet : BATTISTELLA, Dario. (1995) « Transnationalisation des relations internationales et rapport public/prive dans la définition de l’intérêt national », in Chevallier, Jacques (dir.). Public/privé, Presses universitaires de France, pp.109-120.
[9] V. le site internet des Nations Unies dédié a la journée internationale Nelson Mandela pour la liberté, la justice et la démocratie : <http://www.un.org/fr/events/mandela...> .
[10] V. l’un des travaux fondamentaux sur le sujet : BOUVET, Laurent. (2007) Le communautarisme. Mythes et réalités. Ed. Lignes de repères, 160 p.

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